Les grands textes de la Cabale

LES RITES QUI FONT DIEU

Charles Mopsik, (extraits)

 
P.419-427
 … Le rapport corps-âme est du même ordre que le rapport lettre-spiritualité. La lettre hébraïque, loin d'être un signe inerte, est un corps doté d'une "âme" qui est également une parcelle de la divinité. Le copiste d'un écrit sacré qui récite une formule rituelle proférant sa kavanah, sa motivation intérieure orientée vers la sainteté, insert son acte d'écriture dans le cadre de la religion et le détache du domaine profane. L'énoncé de cette intention déclenche l'épanchement de la "spiritualité d'en haut" dans le "corps des lettres" qu'il écrit. Le parchemin à usage religieux ainsi produit, sera habité par des lettres possédant une "âme", il ne sera pas un objet profane ordinaire mais un objet sacré retenant une parcelle du divin. La sacralisation des écrits destinés au culte public (le rouleau de la Torah) ou privé (les tefilin) est décrite comme une opération théurgique attractrice dont les lettres hébraïques sont les réceptacles appropriés…

… Les mots de l'univers linguistique de la religion juive (vocables de la Torah, des prières, etc.), recèlent une spiritualité qui confère à leur énonciation ou à leur écriture une efficacité sui generis sur les sphères supérieures et, par le biais de celles-ci, sur le monde d'en bas. Ils sont des réservoirs de forces divines endormies, qui sont réveillées par l'action des hommes s'exerçant dans le domaine des pratiques religieuses liées au langage et à son écriture. L'âme de l'homme contient les formes "intellectives" de ces lettres, et c'est à travers elle que l'opération d'énonciation des mots agit dans l'ordre spirituel. Elle est le "marteau" immatériel qui répercute les mouvements sonores ou graphiques des lettres jusque dans leurs racines au sein du plérome divin. Cette médiation de l'âme humaine au cours du processus de remontée des lettres le long de la chaîne de l'émanation intervient de façon mécanique et n'atténue pas le caractère spontané de l'efficience de la prononciation des paroles rituelles. Certaines formulations de R. Moïse Cordovéro présentes dans ce texte semblent encore plus radicales et plus révélatrices de sa pensée profonde : l'énonciation de ces lettres et de ces mots de la langue sacrée fait advenir et crée une réalité spirituelle semblable à un ange qui s'activera pour accomplir le souhait de l'homme. La parole et l'écriture rituelle produisent une "spiritualité", ou si l'on veut, pour le dire à la manière de M. Mauss, un être religieux efficace. En parlant la langue sainte, on parle la divinité. Dieu parle moins dans la Torah qu'il n'y est parlé, d'une parole qui acquiert une existence spirituelle efficiente dans la bouche de l'homme. Cette activité angélopoiétique de la parole constitue "le secret de l'invocation des Noms et du but (kavanah) de la prière"…

… Cette invocation des Noms divins, annexée au registre de la cabale pratique, est ici rapprochée de la kavanah de la prière. Celle-ci nous dit Cordovéro, consiste à "attirer la spiritualité depuis les degrés supérieurs vers les lettres que l'on évoque pour que l'on puisse faire s'envoler ces lettres jusqu'à ce degré élevé afin d'accélérer une requête, et cela parce que le souffle de la bouche de l'homme n'est pas une chose vide [...] mais il y a une spiritualité qui se constitue à partir du souffle de sa bouche. Et il faut que cette spiritualité ait une force pour donner l'envol à ses requêtes et pour faire monter les lettres jusqu'au degré désiré. Tel est l'essentiel de la kavanah : attirer une force afin que grâce à elle les lettres [énoncées] s'élèvent dans les hauteurs et se constituent dans le lieu du sommet de l'univers et accélèrent la demande85cd"…

 … L'efficacité de la kavanah qui accompagne la prière, quel que soit son degré d'élévation, a une double action : attirer la spiritualité d'en haut sur les lettres que l'on prononce et propulser avec force dans les hauteurs ces lettres spiritualisées. La contradiction entre l'efficience créatrice du souffle de la bouche qui profère les lettres et les spiritualise et la nécessité de l'attraction de la spiritualité d'en haut sur ces lettres, n'est qu'apparente. La spiritualité venue d'en haut n'est qu'un influx indifférencié, une sorte d'énergie brute qui vient renforcer la spiritualité qui dort dans les lettres et que la bouche qui les énonce réveille. Cette activation par l'oraison vocale de la spiritualité sommeillant dans les lettres est, nous l'avons vu, une opération de type angélopoiétique : elle produit une nouvelle forme spirituelle dotée d'une efficience propre. Elle ne suffit pas cependant par elle-même à propulser cette forme jusqu'au sommet du plérome divin. Elle doit être associée à la spiritualité attirée dans les sons prononcés afin que ceux-ci entreprennent un parcours qui les conduit au but supérieur où ils se pressent d'exaucer la supplique de l'orant. La spiritualité descend et remonte en une sorte de mouvement respiratoire cosmique que l'homme active par sa parole et sa prière…

… Une parole énoncée ici-bas retentit, de proche en proche, sur sa "racine supérieure" située au sein du plérome divin. L'image d'une chaîne, dont les maillons les plus éloignés réagissent au mouvement d'une de ses extrémités, est encore une fois utilisée pour expliquer comment une action matérielle peut être communiquée à un domaine spirituel85f. En conférant à l'homme la faculté du langage, Dieu lui a donné le pouvoir de communier avec lui, de "s'unir à lui" dit même Cordovéro, car il lui a remis l'extrémité d'une chaîne qui les relie et les rend solidaires : les sons articulés (les lettres hébraïques) sont en relation continue avec leurs racines au sein du plérome, racines d'où ils ont été émanés. Cette émanation les a éloignés les uns des autres, sans les séparer ontologiquement ni rompre leur relation essentielle. La grande chaîne de l'être a été tendue sans être brisée…

… Parler avec les mots de la langue sainte ne se réduit pas à énoncer des signes à l'adresse d'un auditeur humain ou divin, cela consiste à produire des vibrations sonores agissant par elles-même, en dehors de toute logique du sens, le long de la chaîne de l'être qui attache ce locuteur particulier à son Dieu. Le sens des mots de la langue de la Torah ou de la prière, de la langue de la religion, n'est pas une réalité ultime et n'a qu'un statut secondaire. Pratiquer ces mots, les dire avec sa bouche, revient à émettre une onde de choc dont l'efficience sui generis ne requiert ni concentration mystique ni compréhension de leur signification…

 

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