LECTURES DES OUVRAGES DE CHARLES MOPSIK
Compte rendu de Catherine Chalier
LES CHEMINS DE CHARLES MOPSIK
La disparition de Charles
Mopsik, à l'âge de 46 ans, en juin 2003 a consterné ses amis, ses élèves et ses
très nombreux lecteurs. Infatigable chercheur, toujours modeste malgré son
intelligence si vive et son érudition stupéfiante, il a traduit, expliqué et
commenté des textes qui sans lui, seraient restés inaccessibles, en raison de
la langue et du mode de pensée qui s'y déploie. Les deux livres posthumes (1),
publiés cet automne donnent accès à différentes facettes de son immense talent
et aussi de sa grande générosité à l'égard de ses lecteurs. Les études sur la
mystique juive réunies dans "Chemins de la cabale", permettent ainsi
de le suivre dans des questions anciennes – comme celle du lien conflictuel
entre philosophie et cabale ; de la place des anges ; ou encre de l'expériences
prophétique, du souffle et de la voix – dans des interrogations brûlantes –
comme celle de la possibilité de trouver dans les textes de la cabale des
éléments pour sortir de l'aphasie qui s'est emparée des juifs après la Shoah –
ou encore dans des controverse contemporaines, telle celle du clonage qu'il
tente d'éclairer à la lumière du judaïsme et qu'il aborde avec fougue et
audace, déployant un talent de polémiste sans concession pour les positions
qu'il juge infondées.
S'opposant au partage convenu
entre philosophe et cabale, il plaide ainsi la cause d'un réel souci
philosophique des cabalistes : Ils auraient voulu s'opposer au pessimisme
maïmonidien selon lequel les secrets de la Torah ayant été perdus par le peuple
juif, la philosophie d'Aristote devenait désormais le seul outil pour les
penser. Les cabalistes se prétendaient au contraire, détenteurs d'une partie de
ses secrets, tout en cherchant dans la philosophie néo-platonicienne comment
combler leurs lacunes. Le texte biblique devint ainsi pour eux le réservoir des
secrets du monde divin, secrets qui révèlent essentiellement la structure
intime de la réalité. Dans son étude sur Maïmonide et la cabale, Charles Mopsik
s'arrête sur une idée très stimulante – à rapprocher de sa dernière conférence
(2002) sur le clonage – selon laquelle la différence essentielle entre les
Grecs et les Hébreux tient au statut du corps qui pour les seconds
contrairement aux premiers, se situe très haut dans l'échelle des signes
divins. Le Zohar insiste ainsi sur le pouvoir rédempteur de l'engendrement et
de nombreux cabalistes n'ont pas hésité à penser une relation intime entre le
corps de l'homme et le Dieu créateur.
Tout en faisant sa place au
mythe dans la littérature cabaliste, Charles Mopsik s'efforçait d'appréhender
les images du Zohar et de cette littérature comme des analogies derrière
lesquelles il fallait chercher un sens intelligible. Ainsi, dans son étude sur
la pensée, la voix et la parole dans le Zohar, il explique que selon les
cabalistes, il existe une ressemblance essentielle entre l'homme et la
divinité, ressemblance qui embrasse l'intellect, mais aussi le corps. Ainsi l'émergence
de la parole en l'homme ne ferait-elle que reproduire à l'échelle humaine la
"physiologie" qui a cours dans la structure des sefirot, des
émanations du divin. Le langage humain ne serait pas une simple métaphore du
langage divin : il serait ce langage divin lui-même sous un mode singulier et
partiel. Davantage, il y aurait dans la voix humaine la puissance théurgique de
revivifier la Voix d'en haut et de l'attirer auprès de la Parole. En effet,
selon le Zohar, le drame de l'exil atteint la divinité et le divorce entre la
Voix et la Parole en est le symbole : La Parole perd sa signification auprès
des hommes et la Voix créatrice ne leur parvient plus.
Charles Mopsik prêtait aussi
grande attention – ce qui est peu courant – aux travaux de ses collègues, il en
traduisit certains, il en discuta les thèses avec ouverture d'esprit mais sans
complaisance. Comme seul le souci de la vérité animait ses recherches, il
pouvait être impitoyable envers ceux qu'il considérait comme des imposteurs… Le
lecteur trouvera un aspect de son talent de critique et de polémiste dans
certains articles de ce volume, il appréciera aussi sa liberté de ton, en
particulier à l'égard de quiconque lui paraissait exprimer une méfiance
injustifiée envers la cabale.
Dans l'introduction à son très
passionnant travail sur la sagesse de ben Sira (livre paru sans doute vers –
180) dont c'est là la première traduction sur la base de l'original hébreu,
Charles Mopsik montre combien la traduction grecque de ce livre – la seule
connue jusqu'à une date récente – a affadi le livre. Or c'est tout un pan de la
culture juive qui s'éclaire avec le texte original qui oblige à revoir l'idée
trop vite admise d'un partage de valeurs bien tranché entre Jérusalem et
Athènes. En effet, contrairement aux autres livres de sagesse de la Bible, Ben
Sira cherche à unir la tradition religieuse et historique d'Israël – la Torah –
et la sagesse, comme s'il s'agissait de deux aspects d'une même réalité. Avec
lui, le discours des prêtres et des prophètes requiert la médiation du sage
pour être compris et c'est un tournant dans l'histoire d'Israël. Ben Sira pense
qu'il existe une connivence profonde entre religion d'Israël et sagesse et il
annonce ce qui, ultérieurement, connaîtra son apogée avec les "philosophes
juifs".
La lecture de ces deux derniers
livres de Charles Mopsik suscite un sentiment de gratitude profonde envers lui
mais aussi de grande mélancolie
Catherine Chalier
1 – "Chemins de la cabale,
vingt cinq études sur la mystique juive, Paris-Tel Aviv, éditions de l'Eclat,
2004 et "La sagesse de ben Sira", Les Dix Paroles, Verdier, Lagrasse,
2003.
Pour Information Juive – novembre-décembre 2004, n°243
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