Pour la revue Yod, été 2003
LECTURES DES OUVRAGES DE CHARLES MOPSIK
DAVID ET BETHSABEE, LE SECRET DU MARIAGE DE R. JOSEPH GIKATILA
Texte établi, traduit et présenté par Charles
Mopsik, Éditions de l'Éclat,
2003
Compte rendu d'Alessandro Guetta
Le 13 juin
2003 s'est éteint Charles Mopsik, un des plus grands connaisseurs de la cabale
au niveau international. Sa mort soudaine et prématurée
clôt sèchement une œuvre qui, malgré ses dimensions déjà considérables, était
en pleine effervescence et à la recherche de nouveaux horizons et de nouveaux
modes d'expression. Il est trop tôt pour faire un bilan de cette œuvre qui,
tout en étant fondamentalement construite comme exégèse des textes
cabalistiques médiévaux, dégage néanmoins une pensée originale et profonde,
comme dans la meilleure tradition des études humanistes.
Dans ce
volume de Yod consacré aux
personnages de David et Bethsabée nous nous limiterons à exposer rapidement
quelques traits de cette pensée, en nous basant sur le petit volume que les
Éditions de l'Éclat viennent de publier, qui constitue une édition revue et
corrigée de Le secret du mariage de David
et Bethsabée, sorti chez le même éditeur en 1994. Le volume est constitué
1) d'une introduction très claire sur le cabaliste castillan Joseph ben Avraham
Gikatila (1248-1325?), sur ses ouvrages et sur quelques-uns des concepts - clé
de sa théologie et de son anthropologie; 2) du texte hébreu, issu d'une
comparaison des versions imprimées et manuscrites ; 3) de la traduction
française avec un riche apparat de notes; 4) de "notes
complémentaires"; 5) d'un glossaire des termes "techniques"
employés dans le texte, de la plus grande utilité pour le lecteur; 6) d'une
série d'index et d'une liste de variantes du texte.
D'après
Gikatilla, qui est très probablement le porte-parole d'une tradition très
ancienne, l'épisode biblique de David et Bethsabée doit être lue à la lumière
de la doctrine cabalistique selon laquelle le succès des unions conjugales
dépend des mérites des individus: si on a bien mérité, en contribuant à
rapprocher les aspects masculin et féminin de la divinité (les sefiroth yessod et malkhuth), on pourra se réunir à l'âme qui est faite pour nous,
plus exactement qui a été créée simultanément avec la nôtre. Car chaque âme –
et c'est là une idée forte de la cabale sur laquelle Charles Mopsik insiste particulièrement
– est masculine et féminine, à chaque
création d'une âme masculine correspond la création d'une âme féminine et les
deux tendront à se réunir. Or, ceci correspond au principe biblique selon
lequel l'homme est fait à la ressemblance de Dieu; justement, la dualité dans
l'unité en Dieu correspond à l'"unité duelle" de l'homme/femme.
Dans le
cas de David et Bethsabée, leurs âmes étaient en effet destinées à se rejoindre
depuis leur origine, mais le péché de David – un instinct sexuel non maîtrisé –
a retardé cette union et entraîné un premier mariage de Bethsabée avec un homme
qui ne lui était pas destiné et une tragique traînée de mort et de malheurs,
avant que l'harmonie ne soit enfin retrouvée. D'après leurs comportements,
selon Gikatilla, les hommes
appartiennent à trois catégories: ceux qui méritent, et qui trouvent
tout de suite le pendant féminin de leur âme; ceux qui ont commis des péchés,
comme David, pour qui les retrouvailles demandent du temps et des tentatives
infructueuses; enfin les pécheurs sans possibilité de rachat, qui sont destinés
à rester seuls.
On voit
clairement les implications "romantiques" de cette belle idée, qui
pour rendre compte de l'amour conjugal joint les niveaux éthique et religieux
et relie les agissements de l'homme à la vie même de Dieu; d'ailleurs, chaque
personne doit sa naissance à l'association d'une homme, d'une femme et de Dieu.
"L'homme
n'est pas seul ontologiquement", proclame Mopsik (p. 35), et il est
étrange de constater que ce manifeste optimiste et touchant soit livré par la
doctrine la plus contestée par la culture juive moderne, la cabale. Mais ce
n'est pas tout: cette doctrine, comme Mopsik le met en évidence, a une idée de
l'âme très éloignée de celle de la philosophie grecque (mais aussi arabo-juive),
qui la voyait comme en altérité voire en opposition avec la matière du corps.
Pour Gikatilla, comme pour le Zohar
et d'autres grands textes de la cabale, "l'âme possède une forme que le
corps manifeste dans le monde sensible". Cette forme est à son tour
l'image de la forme de Dieu, et le caractère bisexuel de Celui-ci est reproduit
dans la forme androgynique dans laquelle Dieu forma Adam et tous ses
successeurs. Cette idée sonne scandaleuse seulement aux oreilles habituée à la
dichotomie âme (ou intellect) – corps, esprit – matière, res cogitans – res
extensa; en fait elle plus proche du sentir commun, et c'est là sa force. On
peut l'associer à une autre notion "scandaleuse", mais très humaine,
de la cabale, l'anthropomorphisme de Dieu, qui sans renoncer au caractère
impossible à atteindre de la divinité propre des théologies négatives (c'est la
notion de eyn sof, l'infini
inconnaissable de l'essence divine) ne recule pas face aux représentations
sensibles de la divinités; de ce fait, et presque paradoxalement car il s'agit
d'une doctrine pour les initiés, la cabale a un côté démocratique, car elle
tient compte de certaines exigences du psychisme humain qu'on ne peut pas
supprimer, comme celle d'imaginer toujours selon une forme sensible.
Le
compte-rendu d'un ouvrage sur David et Bethsabée nous a amené loin; mais c'est
là le propre de la cabale, que Joseph Gikatilla et son éditeur, Charles Mopsik
(que nous lirons et relirons pour entendre une voix qui n'est plus parmi nous)
expriment clairement et avec force: c'est l'idée que les contingences du monde
sont liés aux mouvements d'en haut et, réciproquement, à un niveau très élevé
l'âme, voire même Dieu, ont quelque chose – ne serait-ce qu'au niveau de la
représentation – de matériel et de sensible. Par conséquent, chaque discours
sur une épisode humaine, comme la déchirante histoire d'amour et de mort entre
David et Bethsabée, devient l'occasion pour un plus vaste discours sur l'homme,
sur ses racines divines et sur sa destinée.
Alessandro Guetta
Paris le 24 06 2003