HOMMAGE DE MICHEL VALENSI

« Alors dessous les traînes du Sanctuaire, s'est levé le Jour amer, le jour des larmes, le jour du malheur, jour appelé effarement, écrasement et pleurs... »


C'est avec ce jour que s'ouvre le Zohar sur les Lamentations (91b), le dernier volume du Zohar que Charles ait publié en français. Et c'est un jour semblable qu'il nous faut traverser, chacun à notre manière, nous qui sommes restés là, esseulés, accompagnés désormais de la seule absence de Charles. Et ce sont les interminables secondes de ce très long jour sans nuit qu'affronte depuis le 13 de Sivan, Aline, vers qui vont nos pensées, s'écriant à son tour :


« Comment ! Comment l'aimé de mon âme, comment ma colombe, mon parfait, comment mon unique qui s'isolait avec moi dans l'intimité, comment celui qui prenant tous les jours les vingt cinq lettres de l'union et s'appelait ainsi ! Où es-tu allé mon frère, mon fils, mon père ? Dans quelle direction tes pas t'ont-ils mené ? » (91c).


C'est ce jour, pourtant, qui peu à peu va se remplir de souvenirs de Charles, rieur, espiègle, moqueur, sérieux, grave, rêveur, absorbé, pensif, attentif, précis, de souvenirs qui surgiront sans prévenir, au détour d'une page, d'une musique, d'une image, en traversant une rue, et qui deviendra dès lors chaque fois un tout petit peu plus supportable, sans toutefois jamais parvenir à regagner sa parfaite intégrité, sa plénitude, toujours marqué par ce vide, cette absence, cette cicatrice de la perte d'un ami.


J'ai connu Charles en 1984. Le tome II du Zohar était paru depuis quelques mois. Milca venait de naître, et j'étais allé le voir dans le petit appartement de la rue Debelleyme, à propos d'un projet de traduction du Sheva netivot ha-Torah d'Abraham Aboulafia dont nous préparions l'édition. Il s'était amusé amicalement de ces quelques pages dont nous allions faire un livre, et m'avait confié ­ accompagnant chaque mot d'un geste de la main ­ qu¹il préférait les gros volumes, lourds, épais, imposants, lui si frêle et fragile. C'est ainsi qu'il pensait jeter les bases d'un édifice nouveau qui donnerait accès aux textes fondateurs du judaïsme.


C'était la pleine époque de la collection les Dix paroles qu'il avait créée en 1979 et qu'il animait avec une énergie sans relâche, dans des conditions sur lesquelles il n'est pas utile de s'attarder ici. Nous ne nous voyions que rarement à l'époque, mais sans jamais perdre contact. L'édifice grandissait, prenait de la hauteur.


Il est remarquable pourtant qu'avec le temps, les pierres qu'il a choisies d'y apporter soient devenues toujours plus petites, plus légères, au fur et à mesure que le bâtiment s'élevait vers le ciel : qu'on songe, après le 'Ein Yaacov, le Tseenah Ureenah, le Midrach Rabba, les trois premiers tomes du Zohar, au mince traité de Joseph Gikatila sur David et Bethsabée qui en 1994 inaugurait notre véritable travail en commun, aux quelques pages des fragments d'un commentaire de Joseph de Hamadan dont il voulut absolument faire un livre, ou au Zohar sur les Lamentations, qui tient en trois feuillets et dont il disait, avec son sens des formules radicales, qu'il était la clé de TOUT le Zohar, citant le Psaume 118 :22 « La pierre qu'ont dédaigné les maçons était la pierre angulaire », jusqu'à ces pierres immatérielles, qui étaient devenues sa « fierté », je veux parler de l'élaboration du site du Journal des Etudes de la Cabale, auquel il consacrait un temps infini, et qu'il alimentait chaque jour en textes nouveaux, web-cours, images, et sons.


Ainsi l'édifice, inauguré avec les lourdes pierres rectangulaires des volumes des Dix paroles, avait en quelques années atteint les hauteurs, et pour grandir encore, il accueillait désormais les pierres légères des nouveaux projets de Charles. Comment atteindre le ciel, sinon en s'allégeant toujours plus ? Et c'est cette légèreté à laquelle Charles aspirait, cette légèreté qui était aussi sa liberté, son extrême liberté à l'égard de tout ce qui était autorité et poids des choses. D'où ses polémiques avec Steinsaltz sur l'édition du Talmud, avec le grand rabbin Sitruk sur la Cabale, avec tous ceux qui voulurent, d'une manière ou d'une autre, entraver son chemin vers une plus grande liberté, d'où aussi son « engagement » dans la communauté « massoreti », dont son ami Rivon Krygier avait la charge à Paris.


Et s'allégeant ainsi, le voici qui nous quitte, comme s'excusant de ne pouvoir faire plus encore pour nous, pour les siens, pour tous ceux qui l'ont aimé : « Je suis vraiment désolé », disait-il encore à Aline sur son lit d'hôpital. « Je suis vraiment désolé », et le voici qui s'en va, laissant inachevé une oeuvre unique, dont il n'est pas exagéré de dire qu'elle a transformé le Judaïsme français, ou plutôt transformé la vision que nous pouvions nous faire du Judaïsme en France et de ses textes fondateurs.


Par son travail, Charles a indiqué deux voies : la première, qu'il a parcouru en éclaireur, en véritable guide, est celle du retour indispensable à la langue, à cet hébreu dont, au fur et à mesure des années, il n'était plus suffisant pour lui de dire simplement ce qu'il « voulait dire » en français, mais qu'il fallait aussi montrer, pour que les lecteurs puissent avoir sous les yeux, observer et se souvenir de ce par quoi tout commence.  Traduire ne suffisait plus, il fallait aussi donner à lire. « Donner, c'est faire l'impossible ». Charles donnait et se donnait. Charles faisait l'impossible. Et c'est tout l'effort qu'il fit pour marier les deux langues dans les quelques éditions bilingues qu'il publia à partir du David et Bethsabée de Gikatila. Cet effort que d'aucuns n'ont pas compris, lui causant ainsi tant de contrariétés.


Mais il est aussi une deuxième voie, qu'il ne put qu'indiquer en imposant la langue, mais ne put parcourir, et dont il m'avait confié quelques jours encore avant de mourir à quel point elle correspondait à son souhait le plus cher : trouver une terre pour ce ciel rempli de lettres dont il dessinait les contours. Longtemps, cette terre fut pour lui la France. Je me souviens de sa manière de dire : « Je fais cela pour la France » qui avait des accents gaulliens, dont il savait rire lui-même. Mais la France s'est éloignée de ce ciel, et il songeait depuis quelque temps à la quitter pour venir (peut-être) s'installer en Israël, non pas au seul nom d'un quelconque sionisme politique, mais parce qu'ici pouvait être le lieu désormais où il pensait qu'une forme de cette légèreté de l'esprit aurait pu s'épanouir.


« Je ne me pose plus la question: où va la France. Car il n'y a plus de France. Il n'y a que la momie de la France, qui usurpe ce nom et qui se fait passer pour elle. Je crois qu'il y a en Israël encore un peu de bon sens. Ce qui échappe totalement à la France, qui a perdu pied et ne s'aperçoit même pas qu'elle se noie », m'écrivait-il à la fin du mois d'avril. Et il se réjouissait que le petit livre que nous préparions ensemble et dont nous arrêtâmes le titre une semaine avant qu'il ne rentre à l'hôpital, allait avoir un petit format, si commode pour accompagner le voyageur qu'il ne fut jamais.


Légèreté de Charles, que les Anges du shabbat sont venus chercher le 13 Sivan 5763. Légèreté avec laquelle il nous faudra désormais marcher sur ses pas, pour n'en effacer jamais la trace, pour en honorer aussi le souvenir. Légèreté que nous laisse en héritage le Gaon de la rue Neuve des Boulets, trop tôt parti pour nous rejoindre ici, nous, les habitants de la Terre sainte, à qui il appartient aujourd'hui de pleurer et de dire une oraison funèbre pour saluer sa mémoire et prier pour la paix de son âme si masculine-et-féminine, à son image et ressemblance.


Michel Valensi, directeur des éditions de l'Eclat

Paris 14 juillet 2003


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