HOMMAGE DE MARC HAFFEN

Ce Prince du Judaïsme

Voici dix années que Charles Mopsik s’en est allé, à l’âge de quarante-six ans. Considérable pourtant est ce qu’il laisse à ses lecteurs comme immense est une moitié d’œuvre errante qui n’aura pas vu le jour, barrée par une mort trop tôt venue. Mon propos est de rappeler au lecteur quelques traits saillants de l’apport de Charles Mopsik à l’histoire de la cabale tout en rendant compte de l’hommage rendu à Adath Shalom le 2 juillet 20131.

Approfondissement intuitif du sens transhistorique du récit biblique, la cabale repose sur l’enseignement oral de maître à disciple dans le cercle d’étude, traditionnel depuis l’Antiquité. Elle apparaît cependant comme corpus écrit sur la scène de l’histoire de la pensée européenne d’abord en Provence au XIIIe siècle, puis en Espagne, culmine en Italie au XVIIIe et décline ensuite : quelque six mille ouvrages écrits en sept siècles pour la plupart encore manuscrits, donc quasi inconnus.

Par qabalah (cabale), «  réception » ou selon l’usage « tradition », il faut entendre en tant que création de la religion juive, une méditation sur la nature du divin ou théosophie de laquelle peut sourdre une compréhension plus exacte et plus ample de Dieu, du monde et de l’homme. Son contenu est constitué de la doctrine des émanations ou séphirot et des raisons, ainsi mieux comprises et adoptées, des mitsvot (commandements) de la Loi mosaïque. Ceux-ci peuvent en effet contribuer à « réparer » (ou théurgie) les blessures infligées à la divinité, laquelle peut à son tour vivifier de ses influx bénéfiques l’ici-bas. La cabale ou mystagogie (terme inventé par le néoplatonicien Proclus, Ve siècle) désigne ainsi un ensemble de traditions enseignées sous le sceau du secret, sagesse spéculative et aussi « transformante », selon l’expression de Jean Trouillard.

Sur fond de pessimisme maïmonidien – les secrets de la Torah seraient perdus depuis l’exil mais « retrouvés » grâce à l’aristotélisme de l’Aigle de la synagogue – la cabale montre au contraire que ces secrets ont survécu par transmission orale dans les cercles d’étude. Son modèle intellectuel emprunte beaucoup au néoplatonisme, mouvement de commentaires platoniciens initié au IIe siècle par Plotin, poursuivi par son disciple Porphyre, puis Proclus et enfin Damascius au VIe siècle. La cabale se fonde sur l’élaboration de structures médiatrices ou séphirot émanées de la Lumière divine ou Eyn Sof (Infini ou Néant), soit dix inter-mondes entre Dieu et les hommes sur le modèle du corps humain appariés en couples, articulations dynamiques de cet Un en manières d’unions sexuelles et d’enfantements. A celle d’un Dieu un exotérique et abstrait (sorte d’idole métaphysique selon Henri Corbin), s’oppose ici la représentation d’un Dieu biblique riche, souple, sexué, fécond.

Dès lors la Révélation peut être entendue comme un processus en devenir et non comme une théologie fondée sur un évènement singulier par lequel surgit le divin. L’objet de la cabale est de conforter les relations entre l’origine une et le maintenant et l’ici-bas par un rapprochement entre un néoplatonisme revisité et un approfondissement des commentaires de la tradition rabbinique. La cabale peut ainsi légitimement prendre place dans une histoire de la philosophie juive et n’être plus reléguée comme mystique, c’est-à-dire hors du champ de la pensée et de la recherche dites nobles et sérieuses et contribuer ainsi à un élargissement interdisciplinaire du judaïsme, voire inciter à mettre en perspective critique les fondements mêmes de cette histoire de la philosophie juive classique et dominante. L’écueil aporétique d’une pureté exclusiviste peut ainsi être conjuré.

De cette forêt dont le genre littéraire dominant est pseudépigraphique (par attribution d’une oeuvre récente à des autorités anciennes) émerge son arbre le plus fameux, le Sepher haZohar (Livre de la Splendeur). Attribué au castillan R. Moïse de Léon (XIIIe siècle), le Zohar est un ensemble composite fait d’une vingtaine de traités dominés par un important commentaire du Pentateuque d’où émerge la doctrine unificatrice entre Dieu et le monde engendré des séphirot dont la Lumière première serait totalement visible si le mal n’était pas, et que seule une théurgie humaine peut contraindre. Caractéristique est dans le Zohar la structure divine faite de couples de principes et de dimensions, pôles masculin et féminin fécondant d’autres couples jusqu’au plus haut, l’union du Saint béni soit-Il (masculin) et de sa présence ou chekhina (féminin).

Remarquable est également la doctrine lourianique du Tsimtsoum (retrait) développée par R. Hayim Vital, disciple de R. Isaac Louria (XVIe siècle) dans son Ets Hayim (Arbre de Vie). Une contraction infime de la Lumière laisse percer une limite au sein de l’Infini par quoi ce dernier peut se personnaliser. Une théogonie, un Dieu nait là et enfante ce monde-ci et l’homme, lequel achève ou non le projet divin. Ces exemples rendent cependant très peu compte de l’extraordinaire variété des thèmes embrassés par la cabale et de son influence sur les arts, la culture populaire, les pratiques religieuses et la philosophie.

Devenue discipline universitaire grâce à Gershom Scholem (1897-1982) la cabale eut en Charles Mopsik son serviteur émérite dans la langue française. L’œuvre est là, considérable : une vingtaine de livres sans compter une trentaine d’autres dont il fut l’éditeur en tant que directeur de 1979 à 2003 de la collection Les Dix Paroles chez Verdier, augmentés d’une cinquantaine d’articles, tous d’une acuité et d’une originalité extrêmes. Mais aussi de nombreuses heures de cours en ligne, de leçons filmées et diffusées sur TFJ, la direction de multiples thèses et une inlassable activité de chercheur du CNRS au Centre d’études des religions du Livre et au Centre interdisciplinaire des faits religieux.

Evoquons le traducteur. Le Zohar, sept volumes traduits en une vingtaine d’années (1981-2000), soit quelque mille cinq cents pages très richement introduites et annotées. Cette traduction hélas inachevée s’impose d’emblée et pour de très longues décennies par sa rigueur, sa justesse de ton et de style, la profondeur et la pertinence de ses choix et son appareil critique. Citons aussi Le Palmier de Débora de Moïse Cordovero (1985), Le livre hébreu d’Hénoch (1984), L’Ecclésiaste et son double araméen (1990), Le Sicle du Sanctuaire de Moïse de Léon (1996), Le Fragment d’un commentaire sur la Genèse de Joseph de Hamadan (1996) et enfin La Sagesse de ben Sira (2003).

Charles Mopsik ne fut pas seulement un traducteur exceptionnel mais aussi un penseur hardi et puissant comme en témoigne par exemple l’étude préliminaire – et objet de sa thèse de doctorat, inédite – ouvrant sa traduction de la Lettre sur la sainteté. Le secret de la relation de l’homme et de la femme dans la cabale ((1986). Des cabalistes espagnols du XIIIe siècle, dans une audace intellectuelle inouïe, ont réintroduit le versant féminin de l’humain dans la ressemblance divine. Un Dieu unique, unisexué, Père tout puissant, mythe redoutable commun des religions monothéistes dites rationnelles qui autorise toutes les tyrannies ne serait-il pas une perversion, une distorsion de la conception des hommes de la Bible ? Le féminin une fois reconnu comme dimension de hauteur, une domination de l’homme sur la femme peut alors cesser. La sexualité elle-même devient dès lors l’occasion d’un accès à la sainteté. La vie divine au cœur du rapport intime des couples, tel est l’enjeu et cela en invitant les époux à l’accueillir en l’orbe même de leur union. Ainsi se révèlerait le secret de la perpétuation d’Israël.

Autre livre phare, Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu (1996), première monographie entièrement consacrée à l’étude de la croyance dans le pouvoir d’action sur Dieu des œuvres humaines ou théurgie. Le travail des cabalistes (une centaine) exposé dans ce livre a pour finalité première, à l’inverse en cela des néoplatoniciens, la divinisation de Dieu : Dieu devient Dieu par sa relation aux hommes et par leur relation à Lui. Les actes cultuels divinisent Dieu et leur transgression amoindrit sa divinité. Les pratiques et les œuvres ont un pouvoir sur la création et le monde divin, elles peuvent même « faire Dieu ». Cinq formes fondamentales d’action théurgique sont distinguées : instauratrice (Dieu devient par exemple le Dieu d’Israël par alliance) ; restauratrice d’une forme divine détériorée ; amplificatrice visant à augmenter la puissance divine ; conservatrice c’est-à-dire stabilisatrice par la pratique des mitsvot et attractive en attirant la présence de la chekhina, motif de l’étude de la Torah et de la pratique des commandements.

Emblématique est aussi Le Palmier de Débora (Tomer Débora) de R. Moïse Cordovero (1522-1568), de Safed, disciple de R. Joseph Caro, l’auteur du Choulkhan Aroukh et de R. Salomon Alcabets Halévi, celui du Lekha Dodi chanté à l’entrée du shabbat. Cet ouvrage est le plus célèbre et le plus lu des quelque trente œuvres de Cordovero, livre de cabale avant que d’éthique traitant de la manière dont l’homme doit se comporter, des attitudes ou midot (mesures, et non vertus) que celui-ci doit acquérir vis-à-vis d’autrui pour ressembler à Dieu.

Imiter Dieu. Certes le célèbre commandement de Lévitique 19,2 (« Vous serez saints car je suis saint, moi l’Eternel votre D. ») auquel Platon fait écho (« être juste et saint », selon le Théétète). Mais aussi, après Plotin, supprimer ses passions, devenir immuable, répondre au monde sans empathie, manière de stoïcisme car la divinité est elle-même impassible, sans miséricorde, elle ne pâtit pas des errements humains. « L’être divin, écrit Plotin (Des vertus, Ennéades I,2 ), est pur de tout corps et son acte également ». Lui ressembler implique dès lors une purification, une dématérialisation du corps dont l’âme doit se séparer. Une telle imitation conduit à se défaire de ses passions, à devenir impassible. Cette croyance en une impassibilité divine aura une fortune considérable et sa puissance est telle que Maïmonide (XIIe siècle), ce géant de la pensée juive, y souscrit. Pour lui Dieu comme parfait est « tout acte », sans passion, pure rationalité, pure masculinité, et l’homme doit tenter de l’imiter. Les cinq sens et tout particulièrement le toucher sont ainsi condamnés comme passifs. Les attributs de Dieu et des hommes n’ont par ailleurs de commun pour Maïmonide que le nom et non le sens. Il n’y a donc pas de sens aux anthropomorphismes car alors Dieu serait passif, c’est-à-dire imparfait, autrement dit féminin. A l’inverse le sens est dans les mots pour le cabaliste. La Chekhina (présence divine) est appelée nom, accent mis sur la dimension féminine de la divinité. Recevoir des autres un nom est passivité sans doute, mais passivité fondatrice, et attribut possible, aussi, de Dieu qui n’est plus pur acte, moteur impassible : un Dieu en qui la passivité ou la faculté de compatir devient un élément même de sa divinité.

Le Palmier de Débora traite de l’imitatio dei. C’est une méthode pour imiter Dieu. Par les actes. Par un engagement concret, pensé, intentionnel, passionnel envers son prochain, à l’image d’un Dieu compatissant envers tous les hommes et envers Israël exilé. Il s’agit d’un bouleversement radical de la vie affective et relationnelle en éprouvant chaque mesure (mida) de comportement sur le modèle des différentes séphirot dont la fonction est « d’unir la grandeur et la générosité humaines à Sa grandeur ». Cordovero dépeint des midot telles que la patience, la générosité… comme autant de modalités existentielles à imiter. Ainsi du « de même qu’Il est compatissant, sois aussi compatissant ». Il s’agit donc d’une représentation de la divinité, des hommes et de leurs relations réciproques proprement inouïes : une imitatio dei se déploie là en rupture avec le Dieu impassible, immuable et coupé du monde et des hommes, une imitation qui s’appuie sur la représentation d’un Dieu de relation, un Dieu qui aime, qui souffre et qui requiert la collaboration effective de l’homme pour achever la création. Autrement dit un Dieu en devenir, un Dieu à venir par les liens qu’Il établit avec les hommes. Cordovero parle de relation charnelle entre Dieu et Israël et dont les séphirot sont les noms. Le Palmier de Débora enseigne pas à pas ce savoir à l’homme, cet homme devenu précieux car il se sait créé dans la ressemblance de Dieu, homme alors vivifié (« requalifié » nous dit René Char) « par la bouche des Sages d’Israël ».

Charles Mopsik avait aussi le souci de populariser la cabale, convaincu qu’il était de ses vertus éclairantes pour nous autres modernes. De là est née sa contribution au début des années 2000 à des émissions au sein de TFJ qui ont été un grand succès. Parmi celles-ci un magnifique éloge de la Création filmé par sa femme, Aline, reflet de la beauté et de la sagesse divines, suivi d’une présentation de sa dernière traduction, la Sagesse (ou Siracide ou Ecclésiastique) de ben Sirat (IIe siècle avant l’e.c.). Pour cet auteur peu est à attendre après la mort dans les limbes du shéol. Ce qui importe c’est de laisser un nom, une œuvre à ceux qui nous suivent, tandis que l’essentiel consiste à s’adonner à la sagesse par l’étude et le respect des mitsvot tout en les transmettant aux jeunes générations.

Autodidacte de génie, volontiers iconoclaste parce que libre et fécond ; universitaire formé classiquement mais d’une audace et d’une rigueur intellectuelles hors normes alliées à une connaissance encyclopédique ; parisien de cœur ouvert sur le monde entier et très tôt habité d’une conscience claire de sa tâche terrestre le mettant à l’abri des honneurs et de la carrière ; humble, modeste, autonome, gai et profond ; ayant du goût pour les chemins cachés du savoir ; travailleur infatigable au souffle des plus grands coureurs de fond ou des alpinistes de très haute lignée ; écrivain puissant, fluide, raffiné, organique, sensuel, limpide et juste ; ami tendre, fidèle et fraternel, Charles Mopsik fut un défricheur, un passeur, un pêcheur d’étoiles : une bibliothèque entière offerte à la langue française nous tend ses bras et nous enflamme.

Que soit bénie la mémoire de ce prince du judaïsme.

Marc Haffen, octobre 2013

1 Film sous les auspices de l’éphémère TFJ (Télévision française juive) de Charles et Aline Mopsik sur la Création, puis sur la Sagesse de ben Sirat , dernière traduction parue à titre posthume en 2004 chez Verdier. Extrait lu d’un très émouvant hommage d’Aline à son mari intitulé Yitgadal (Que soit élevé…), à paraître.  Propos de Catherine Chalier sur Le Palmier de Débora de Moïse Cordovero, éd. Verdier, 1985.  Présentation par Alessandro Guetta d’un article intitulé « Philosophie et souci philosophique » (1993) in Charles Mopsik, Les chemins de la cabale, éd. de l’Eclat, 2004, et un émouvant échange épistolaire entre Charles Mopsik et Rivon Krygier sur la vertigineuse question de la « Shoa comme punition divine » (2000). Le lecteur pourra se reporter au texte suivant : « Une théosophie transhistorique de l’holocauste, esquisse d’un modèle à partir de la pensée cabalistique » paru une première fois en 1989 dans la revue Pardès et repris dans Les chemins de la cabale, o. cit..