HOMMAGE DE JOELLE HANSEL
« Une œuvre intellectuelle en mouvement » :
tel est l’intitulé de l’hommage qui a été rendu à Charles Mopsik, les 14 et 17
novembre derniers, à l’Alliance Israélite Universelle, sur l’initiative d’Aline
Mopsik, d’Isy Morgenzstern et de Claude Birman.
Lus par Daniel Mesguich, les textes
« La cabale, vie et cœur du judaïsme » :
énoncée par les pionniers qui ont inauguré, au 19è siècle, l’étude des systèmes
de pensée et des textes cabalistiques,
HOMMAGE A CHARLES MOPSIK (1956-2003)
Pour
Aline, Milca, Naomie et Hodia
Il n’est pas aisé d’évoquer en quelques mots une
personnalité aussi riche et puissante que celle de Charles Mopsik. Toute
évocation ou description, aussi juste ou subtile soit elle, laisserait
insatisfaits tous ceux qui l’ont connu et aimé. On a souvent fait état de la
pauvreté des mots, de leur incapacité à refléter fidèlement la réalité, de leur
tendance à la trahir ou à la travestir. Charles ne pensait pas que les mots
étaient pauvres : qu’il s’agisse de lettres latines ou carrées, il était
sensible à tous leurs frémissements, à la vie qui s’éveille en eux pour peu
qu’ils rencontrent un interprète qui les anime de son souffle. Charles qui
pratiquait avec tant de brio l’art de la contradiction ne m’en voudrait sans
doute pas de le contredire : en ce moment où sa présence vivante est
encore si proche, j’éprouve la pauvreté et l’insuffisance du langage.
Je ne vais donc évoquer ici qu’un aspect de son
œuvre : il s’agit d’un article que Charles consacra, dans les années 1990,
à « La pensée d’Emmanuel Levinas et la cabale »1.
Charles m’avait demandé de relire son texte et j’ai donc eu le privilège d’y
avoir accès avant qu’il ne soit publié. J’y trouvais les qualités si rares dont
il faisait preuve aussi bien dans sa vie que dans son œuvre.
Quelques mots, d’abord, sur la relation singulière qui
liait Charles à Emmanuel Levinas. Apparemment, tout semblait séparer les deux
hommes. Comme le souligne Charles au début de son article, la Bible, le Talmud
et la pensée rabbinique représentaient pour Levinas la quintessence du
judaïsme. En revanche, les références à la mystique juive sont pratiquement
absentes des œuvres du philosophe. Cette relative indifférence à la cabale, la
méfiance que Levinas manifestait envers ses aspects mythiques ou
thaumaturgiques étaient sans doute inacceptables pour Charles qui, à l’instar
d’Adolphe Franck, voyait dans la cabale « la vie et le cœur du
judaïsme ».
A la lecture de son article, la distance qui le sépare de
Levinas paraît infranchissable. On voit, en effet, s’affronter deux visions
diamétralement opposées du judaïsme. Pour Charles, l’attitude négative de
Levinas envers la cabale aurait sa source dans sa vision d’un judaïsme
dépouillé de tout élément mythique, sacré ou numineux ; d’un judaïsme dont
la spiritualité tiendrait dans la réflexion intellectuelle et dans l’éthique -
dans la responsabilité infinie envers autrui. Pour Charles, la cabale exalte,
au contraire, ce qui constitue à ses yeux l’essence même du judaïsme : son
caractère religieux, le pouvoir thaumaturgique qu’elle prête aux actes et aux
paroles humaines qui peuvent vivifier ou détruire les mondes divins d’en haut.
Et pourtant tout n’est pas si simple. Comme Charles le
note lui-même, « Levinas recourt explicitement à la cabale à un certain
tournant de son discours ». Le philosophe vouait une vive admiration au Nefesh
ha Hayyim (L’Ame de la vie), œuvre de R. Hayyim de Volozine,
disciple du Gaon de Vilna, et expression du cabalisme le plus pur. Et tout
n’est pas si simple pour une autre raison : une relation chaleureuse liait
Charles, alors jeune homme d’une vingtaine d’années, voué corps et âme à la
traduction du Zohar, et Emmanuel Levinas. Dans les années 1980, Charles
transportait dans la serviette qui ne le quittait jamais les œuvres de Levinas.
A la même époque, Levinas adressa à Charles deux lettres. A un moment où
l’œuvre de Charles n’en était qu’à ses débuts, Levinas y décela les qualités
exceptionnelles qui se sont affirmées par la suite. Il y discerna la puissance
spéculative, l’immense culture et la largeur de vues qui ont fait de Charles
non seulement un traducteur et un interprète des paroles des autres, mais aussi
un penseur de premier plan. Il fut sans nul doute sensible au parfait désintéressement
et à la pudeur de Charles, à sa délicatesse et à son affabilité.
En août 1981, après avoir reçu le premier tome du Zohar,
Levinas écrit à Charles ce qui suit : « Toutes mes félicitations pour
ce magnifique travail et pour tout l’appareil qui entoure cette
traduction…Votre travail marquera certainement une époque nouvelle dans l’accès
au Zohar…J’ai grande confiance en ce que vous ouvrez. Encore une fois
merci de votre amical envoi ! Votre geste s’accorde si bien avec la
sympathie que m’avait laissée votre visite ! »
Après avoir reçu le second tome du Zohar, Levinas
adressa à Charles, en mars 1984, une lettre où il l’assure à nouveau de son
estime et de son soutien :
« J’admire tout le travail de réflexion, de recherche
et de construction qu’il atteste…l’audace d’une jeune polémique avec un Tishby.
Que ces lignes de remerciements et de félicitations vous disent aussi toute ma
confiance en votre talent, en votre passion et vigueur intellectuelles et en
votre avenir. Croyez, cher Charles Mopsik, à mes amitiés. »
Comme on dit en français, « les grands esprits se
rencontrent » et savent se reconnaître par delà tout ce qui les sépare.
Je voudrais maintenant faire quelques remarques plus
précises sur l’étude de Charles sur Levinas et la cabale. Je ne m’attacherai
pas tant au contenu qu’à ce que ce texte révèle de la personnalité de Charles.
Comme le relève Charles, Levinas use souvent de vocables
qui pourraient laisser croire qu’il a été inspiré par la cabale :
l’infini, la trace, l’il y a, le visage, la pudeur, le féminin, le masculin,
l’énigme. Un passage important de Totalité et infini sur la création a
même amené certains spécialistes de Levinas à conclure qu’il a été marqué par
la description du Tsimtsoum que l’on trouve dans les écrits de R. Isaac
Louria et de ses disciples. Il aurait donc été facile, pour Charles, de céder à
une tentation à laquelle bien peu savent résister : la recherche
d’influences plus imaginaires que réelles, les comparaisons abusives qui font
violence aux textes en leur retirant toute originalité. Charles repousse
vigoureusement cette tentation qui l’amènerait à faire violence aux textes de
Levinas en y introduisant arbitrairement une inspiration cabalistique qui en
est absente. Je le cite : « Nous serions réduits à des expédients
méthodologiques pour forcer (entre la cabale et les écrits de Levinas) des
comparaisons et constater une proximité d’inspiration qui s’explique bien plus
aisément par des raisons purement historiques que par des considérations
philosophiques ».
Charles savait se mettre à l’écoute des textes qu’il
commentait en épousant leur mouvement de pensée et en respectant leur
spécificité. Dans son article, il met en pratique un principe qui s’accorde
parfaitement avec ce que Levinas nous dit de la relation avec autrui :
c’est sur la base d’une séparation première que peut s’établir une vraie
relation qui permet aux deux partenaires de conserver leur intégrité. Au lieu
de tirer abusivement parti d’une simple ressemblance terminologique, Charles
marque, au contraire, toute la distance qui sépare les écrits de Levinas des
textes cabalistiques.
A cet effet, il se penche justement sur ce fameux texte de
Totalité et infini où Levinas évoque l’acte de création.
Voici quelques phrases extraites du texte de
Levinas : « l’Infini se produit en renonçant à l’envahissement d’une
totalité dans une contraction laissant une place à l’être séparé…Un infini qui
ne se ferme pas circulairement sur lui-même, mais qui se retire de l’étendue
ontologique pour laisser une place à un être séparé, existe divinement. »
Ce texte où il est question d’une contraction ou d’un
retrait de l’infini qui laisse une place à un être séparé rappelle,
irrésistiblement, les descriptions lourianiques du Tsimtsoum. Cet acte
par lequel, selon les cabalistes, le En Sof ou l’Infini retire ou contracte son
infinité « pour faire du bien à autre que lui » paraît en totale
harmonie avec l’éthique de Levinas. Néanmoins, Charles ne se laisse pas séduire
par des ressemblances fortuites entre les termes dont use Levinas et la
terminologie lourianique. Fidèle aux principes qu’il a adoptés, il met au jour
la distance irréductible qui sépare la philosophie de Levinas de la cabale. Je
résume en quelques phrases les analyses fines et subtiles de Charles :
selon lui, le but de Levinas est – je cite – « de dire la séparation de la
créature et que cette séparation implique l’idée de création ex nihilo ».
En revanche, la contraction de l’infini « met en avant une non-séparation
essentielle entre le Créateur et la créature ». Telle est toute la
distance qui sépare la vision philosophique de Levinas de la doctrine
cabalistique de l’émanation qui instaure une continuité entre le Créateur et la
créature. Plus que la relation à autrui, le but du cabaliste serait, toujours
selon Charles, de décrire ce processus d’émanation grâce auquel « l’Infini
ou l’Absolu se personnalise, devient ce Dieu des religions et des révélations,
avec ses formes et ses attributs, qui est aussi le Dieu des créatures. »
Après avoir marqué clairement la distance qui sépare
Levinas de la cabale, Charles a pu la nuancer et mettre en évidence certaines
convergences. Il évoque, notamment, le rôle essentiel que la lecture du Nefesh
ha Hayyim a joué dans l’œuvre du philosophe. Il avance une idée qui suscita
entre nous bien des discussions. Levinas aurait eu besoin de la cabale pour
penser une idée qui déborde le cadre de la pensée rationnelle : la
responsabilité de l’homme pour les mondes dont parle l’auteur du Nefesh ha
Hayyim aurait nourri de manière décisive sa propre réflexion sur la
responsabilité infinie du moi envers autrui.
Je n’ai jamais su quelle fut la réaction de Levinas à cet
article où Charles lui adresse, malgré tout, de sévères critiques. A mon humble
avis, Charles lui a rendu le plus bel hommage qui soit : ne jamais se
soumettre à l’autorité d’un penseur, aussi grand soit-il, mais voir dans son
enseignement une parole vivante qui suscite interrogation, doute, et même
critiques. C’est aussi, à mon sens, le meilleur hommage que l’on puisse rendre
à Charles dont l’œuvre, interrompue trop tôt, n’a pas encore fini de donner ses
fruits.
J’espère avoir témoigné, par ces quelques mots, du
rayonnement de la personne et de l’œuvre de Charles qui sont et resteront, pour
moi et pour tant d’autres, une source d’inspiration et de bénédiction.