HOMMAGE D'ALESSANDRO GUETTA


Celui qui sonda le fond obscur de l'infini


Le 13 juin 2003 s'est éteint à Paris, à l'âge de 46 ans, Charles Mopsik : c'était l'un des plus grands chercheurs au monde dans le domaine de la cabale. Il faudra certainement beaucoup de temps pour évaluer à sa juste mesure l'oeuve de ce savant arraché prématurément à la vie : une oeuve dense, rigoureuse et passionnée qui était en plein essor et explorait de nouveaux horizons lorsqu'elle a été interrompue, et qui se présente comme un tout cohérent et imposant. Il nous incombe de l'étudier pour en saisir la complexité et pour retrouver une pensée vivante qui s'exprimait dans le langage sévère de l'érudition.

Charles Mopsik s'est orienté très jeune vers l'étude de la cabale, en préférant le travail sur les textes aux grands syntèses, en allant à contre-courant d'une certaine mouvance de la culture juive européenne des décennies de l'après-guerre, en quête de valeurs qui formulaient des discours philosophiques et existentiels à partir de la tradition juive, mais tenaient l'érudition à une certaine distance. Comme l'avait formulé Emmanuel Lévinas : "Nous appartenons à la génération porst-critique".

Charles Mopsik avait en revanche, choisi le chemin long et difficile de l'étude des textes qu'il a toujours poursuivi avec un esprit à la fois de rigueur et d'ouverture. C'est une démarche qui retient la parole pour l'exprimer ensuite avec plus de force et brime les élans, pour les rendre au bout du parcours mieux ciblés. C'est ainsi qu'il se consacra à la traduction du corpus du Zohar, un travail auquel il s'attela avec les instruments linguistiques et culturels qu'il s'était forgé largement en autodidacte et qui prit des dimensions insoupçonnées au départ. Il a eu le temps de présenter aux lecteurs, de 1981 à 2000, quatre tomes du Zohar sur la Torah (jusqu'à la périscope..) et les sections consacrées au Livre de Ruth, au Cantique des cantiques, aux Lamentations. L'annotation a progressivement augmenté au fur et à mesure de la rédaction de ses volumes, jusqu'à constituer un des commentaires les plus riches existants dans toutes les langues, avec des rappels de plus en plus systématiques à la littérature rabbinique et à la littérature cabalistique contemporaine et postérieure, qui permettent une compréhension et une mise en contexte de passages difficiles et parfois obscurs. Avec la richesse de l'apparat critique il faut mentionner la qualité des traductions, à la fois élégantes et précises qui transportent dans l'univers linguistique français les tournures complexes de l'araméen médiéval, langue dans laquelle le Zohar fut rédigé.

Il faut insister sur l'attention prêtée à la langue française par Charles Mopsik, qui n'était pas pour lui un simple outil mais la seule voie dans laquelle il pouvait exprimer son univers de sens et en même temps une façon de s'approprier un texte selon les coordonnées d'une culture qui était la sienne; Mopsik sans la langue française serait impensable. On regrettera que ce trait, qui fait de lui un écrivain de qualité, a peut-être constitué un obstacle à sa pleine reconnaissance dans la communauté des études juives dans le monde, où l'anglais est désormais la seule langue praticable, si on veut être lu en dehors de ses frontières. Il y a toutefois une exception à l'écriture en français: c'est l'édition critique du Sheqel ha-Qodesh de Moshe de Leon (1996), un ouvrage dont Mopsik a rédigé l'introduction et les notes en hébreu, réalisant une incursion linguistique dans une langue qui lui était au moins aussi proche que sa langue maternelle.

 Aux côtés du Zohar, une véritable bibliothèque de textes cabalistiques du moyen-âge jusqu'au 16e siècle, présentés, traduits et commentés, a vu le jour, mais aussi le livre d'Enoch, appartenant à la littérature mystique dite "des Palais" (heikhaloth, 1989) et le targum de l'Ecclésiaste (1990)[1].

La quasi-totalité de ces publications ont paru chez Verdier, dans la collection "Les dix paroles" qu'il avait fondé et qu'il dirigeait. Dans cette activité il a su solliciter les compétences d'autres chercheurs français, et a eu le mérite de mettre à la disposition du lecteur francophone des textes d'exégèse biblique, des traités du Talmud ainsi que des ouvrages d'auteurs contemporains; sans oublier la réimpression du fondamental Guide des égarés  dans la version de Salomon Munk.

Il rédigea également deux synthèses, destinées à des publics différents. Ce sont Cabale et cabalistes (1997), ouvrage destinée aux lecteurs non-spécialistes, qui a le grand mérite de présenter un très large choix de textes, d'auteurs parfois peu connus, et de faire un état des lieux de l'étude de la cabale aujourd'hui; et Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu (1993), peut-être son ouvrage le plus ambitieux, dans lequel il expose et étudie les doctrines des cabalistes du moyen âge jusqu'à l'époque moderne concernant ce qu'on appelle généralement "théurgie", à savoir la possibilité de l'homme d'intervenir sur Dieu, en l'instaurant, en le restaurant ou en l'amplifiant. Cet ouvrage, qui est une véritable "somme" en la matière, contient entre autre une mise au point théorique et historique très précieuse sur les relations entre la cabale et le néo-platonisme tardif.

Il est impossible d'énoncer ici les contributions à l'histoire des religions d'une œuvre aussi dense et originale, qui révélera sa fécondité au cours du temps, quand étudiants et chercheurs se pencheront sur elle systématiquement. Il suffira d'évoquer son insistance sur la dualité féminin-masculin inscrite dans la divinité, une idée qui remonte selon Mopsik à des sources très anciennes et atteste un profond besoin religieux qui émerge grâce aux doctrines cabalistiques; les développements très fins sur l'anthropomorphisme dans la cabale, où le corps humain est vu comme le complexe formel universel qui permet d'appréhender toutes les structures possibles, ainsi que leurs relations; sa brillante réponse à la question controversée de l'influence chrétienne sur la cabale, qui consiste à esquiver le terme ambigu et passe-partout de "influence" et à proposer l'idée d'une réaction, sur le même terrain que les chrétiens mais avec des éléments propres à la tradition juive; sa critique de la définition d'"antinomisme" que Gershom Scholem attribuait à certains cabalistes.

Il n'y a pas une question importante concernant la cabale sur laquelle Charles Mopsik ne se soit pas exprimé, toujours avec une grande précision et, si l'on ose dire, avec ferveur. Car pour lui la cabale était une des voies que les juifs avaient parcourues pour vivre avec élan et générosité une religion qui pouvait se figer dans les dogmes ou dans les formules philosophiques, qui risquait de s'installer dans les "théologies adultes" en oubliant "des croyances qui enfoncent leurs racines dans les souvenirs obscurs et les peurs de l'enfance" (Le Zohar. Lamentations, p. 11); or le cabaliste représentait le prototype de ce penseur juif orthodoxe certes, mais à l'esprit libre, qui cherchait inlassablement, dans un cadre qu'il ne dépassait jamais, et laissait son imagination "ré enchanter" les anciennes croyances et pratiques religieuses.

Nous sommes ici au cœur de la recherche de Charles Mopsik, qui à son tour vivait avec une sorte de douleur le désenchantement de la modernité et cherchait à en sortir par les voies qui étaient les siennes, avec prudence et sans fuites en avant, en cherchant la revitalisation d'un judaïsme qu'il vivait avec amour et pudeur. En aspirant à une dimension religieuse que la cabale pouvait donner mais qu'il savait problématique, car comme le disaient ses auteurs, Dieu demeure insondable et inconnu. Il n'y a pas un Dieu caché et un Dieu révélé, actif dans le monde et sensible aux prières des hommes, comme l'affirme la recherche contemporaine. L'impossibilité de connaître Dieu se réfère non seulement à sa dimension de Ein sof (Infini) mais aussi à celle des sefirot, les émanations, qui loin d'être des manifestations de Dieu, objets de pensée ou concepts "sont les dix manifestations de notre ignorance au sujet de l'Infini. De la première à la dernière, elles décrivent l'étendue du néant de notre savoir en même temps que du Néant divin. Connaître ces dix émanations c'est connaître précisément les limites de notre connaissance relative à la divinité. Et c'est la plus vaste des entreprises de l'intelligence : sonder le fond obscur de l'Infini dans les creusets par où il échappe à notre entendement" (Le Zohar. Lamentations, Paris, Verdier, p. 32).

Alessandro Guetta

A Paris, le 5 novembre 2003




[1] Pour une liste complète des ouvrages de Charles Mopsik, se référer au site internet ….., mis à point par Michel Valensi des Editions de l'Eclat. Voir aussi la revue en ligne Journal d'Etudes Cabalistiques, (www.jec dont il était le fondateur et l'auteur principal.  Une série de conférences enregistrées en vidéo ….