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Idoles, données et débats. Actes du XXIV° Colloque des intellectuels juifs de langue française. Textes présentés par Jean Halpérin et Georges Lévite, édition Denoël, Paris 1985.



           
IDOLES - DEBAT DIRIGE PAR GILLES BERNHEÏM 

 


 

BENJAMIN DUVSHANI – Monsieur Mopsik nous a fait comprendre que, pour le Zohar, le christianisme a péché en voulant imposer le Dieu d'Israël à toutes les nations. Cela me fait penser à certains discours de la nouvelle droite. D'autre part, dans le contexte zoharique, Knesset Israël – qui a une double signification : l'ensemble des Juifs et la sefira Malkhout – ne peut pas être considérée comme tout à fait détachée de Dieu. Il y a là un problème pour la définition de Knesset Israël en tant qu'une des dénominations de la divinité dans le Zohar.

CHARLES MOPSIK – La question portant sur le fait que le Zohar semble reprocher au christianisme d'avoir vulgarisé, popularisé le Dieu d'Israël parmi les nations, est difficile et délicate. A partir du III° siècle, quand Constantin a adopté le christianisme comme religion officielle, quelque chose s'est passée – on en a des traces à plusieurs reprises dans le Talmud – comme un sentiment d'usurpation, une douleur si grande qu'elle n'a même pas pu être formulée en termes de théologie ni avec les formulations talmudiques habituelles. Il y a eu un silence, comme une douleur. Les chrétiens ont été désignés comme minim, c'est à dire "sectaires". Sans entrer dans les détails historiques, on peut dire que, selon le texte talmudique (voir notamment le traité 'Avoda zara), les idolâtres proprement dits servent un culte étranger, car ils ne connaissent pas le Dieu d'Israël ; c'est donc par ignorance qu'ils fautent. Les minim, eux, connaissent le Dieu d'Israël et c'est en connaissance de cause qu'ils se détachent du Dieu d'Israël. Ils affirment que leur Dieu est le Dieu d'Israël, mais ce n'était plus le Dieu d'Israël. C'était autre chose qui était en germe dans le christianisme. Je ne veux pas entrer dans un débat sur le christianisme, mais j'ai simplement résumé, sans prendre position, ce que dit à ce sujet le Talmud et l'ensemble de la tradition rabbinique, y compris le Zohar.

GILLES BERNHEÏM – En ce qui concerne Knesset Israël, il faut signaler qu'au lendemain du Veau d'or, lorsque Moïse rassemble la communauté d'Israël, cette communauté est appelée 'adat Israël, terme lié à l'idée de 'ed, 'edouth, témoigner. Moïse, rassemblant toute la communauté d'Israël par la parole, comme l'indique Rachi, annonce le Deutéronome, c'est à dire la suppression de la distance ontologique qui séparait Moïse d'Israël. Autrement dit, la personnalité de Moïse part de Dieu pour aller vers l'homme et non pas le contraire : il s'agit d'un homme qui a enregistré et signifié la parole divine dans sa totalité et qui devient profondément homme. Il demande que chacun en Israël soit prophète, c'est à dire soit à même de mesurer, d'apprécier, de signifier, selon son langage et ses virtualités, la parole divine. Israël est une communauté de témoignage qui récapitule les virtualités des nations et cela ne peut se faire que hors de Dieu, dans la mesure où les nations sont porteuses de virtualités toujours à venir. Si Israël se dérobe et manque à sa tâche, il n'est plus 'eda, communauté témoignante ; il devient quelque chose qui a un sens bien plus restreint : il est alors Knesset, c'est à dire un groupe qui  témoigne uniquement pour lui-même; politiquement. Cela dit, il est vrai que, dans le Zohar, l'expression Knesset Israël, est synonyme de la sefira Malkhout. Mais le retour de l'homme en Dieu est une chose inacceptable pour le judaïsme : nous ne pouvons pas incarner l'idée de Dieu en sa totalité.

G GACHNOCHI – A la fin de l'exposé, vous avez introduit un élément polémique à propos des relations d'Israël et du pouvoir en disant qu'Israël n'avait pas vocation au pouvoir. C'est discutable à divers égards. D'abord, on pourrait dire qu'il y a une fétichisation du passé du fait que les hommes, depuis la chute du royaume d'Israël, ont voulu exercer le pouvoir et n'ont pas réussi durablement à extrapoler le fait que cela ne puisse pas arriver; Deuxièmement, c'est négliger la différence entre le pouvoir exercé par un homme et celui qu'exerce le peuple tout entier ; Or c'est le cas du pouvoir politique qui s'exerce actuellement en Israël. Finalement, il n'y a pas grand choix : ou bien l'on admet, peut-être avec idolâtrie, le compromis que serait la participation au pouvoir (mais on est toujours dans des compromis puisque les temps messianiques ne sont pas arrivés), ou bien l'on participe  l'idolâtrie en fétichisant le fait d'être dominé.

CHARLES MOPSIK – Israël a vocation au pouvoir dans la longue mesure où le Dieu d'Israël a vocation à être le Dieu de tous les peuples dans la suite des temps. Je ne crois pas que l'on puisse jauger ou juger par rapport aux réussites ou aux échecs, du caractère idolâtrique ou non idolâtrique d'un pouvoir qu'exercerait Israël : réussir ou échouer, cela tient plus à des considérations d'ordre géopolitique, historique, de rapports de force entre les peuples. Cela ne donne aucune garantie d'authenticité. Des peuples idolâtres ont pu réussir pendant des millénaires. Ce n'est pas le critère.

G. GACHNOCHI – L'échec non plus.

CHARLES MOPSIK – Bien sûr, j'ai parlé de Bar Kochba et de Sabbataï Tsevi qui ont été des échecs ; on pourrait parler de moments de réussite dans l'histoire du peuple d'Israël, mais ce n'est pas le critère pour distinguer ce qui est de l'ordre d'une re-idolâtrisation de la couronne de Milkom, donc du pouvoir.

Vous dites que j'ai introduit un élément polémique ; il s'est imposé à moi à la lecture du texte : le Talmud parle de "guerre de la Torah", la guerre de l'étude. Le mot guerre signifie principalement, à partir des textes des pharisiens, la guerre de l'étude ; la signification de la guerre au niveau des soixante-dix nations et d'une présence d'Israël comme une des soixante-dix nations – c'est ce que relate le Livre de Samuel – est devenue problématique. A partir du moment où les pharisiens, les pères fondateurs du judaïsme qui ont rendu possible un judaïsme après la destruction du deuxième Temple ont donné ce sens au mot guerre, on ne peut pas le passer sous silence et faire comme s'il avait uniquement la signification que lui donnent les nations. De même, quand on parle du rapport d'Israël au pouvoir, il faut prendre en considération que le mot pouvoir n'a pas la même signification parmi les soixante-dix nations que celle du pouvoir du Dieu d'Israël et de son peuple. Il s'agit d'un autre niveau. En dehors de l'histoire universelle, une autre histoire s'est jouée, à laquelle d'ailleurs le mot histoire n'est pas vraiment adéquat.

Vous avez dit encore : on n'a pas le choix. C'est une question assez redoutable, car qui dit choix dit crise. Le seul choix que je connaisse est celui qui nous est proposé dans le Deutéronome : "Tu choisiras entre le bien et le mal, la vie et la mort. Tu choisiras le bien et la vie. " Choix essentiel, primordial. Tout autre choix est un choix dérivé. La question que nous pose le passage du Zohar sur la couronne, c'est : est-ce que le choix du pouvoir pour Israël correspond à un choix pour le bien ?

G. GACHNOCHI – Il me semble que nous sommes dans cet arrêt du sens que Stéphane Mosès craignait hier. Vous avez parlé de la position prise par des rabbins après la destruction du Temple, et en fonction de cette destruction ; si aujourd'hui on la transpose telle quelle, nous sommes effectivement dans un arrêt qui nie que l'histoire se continue et qu'en particulier il y a un passage de la personne du roi, par exemple, à l'ensemble de la communauté d'Israël. Cela est peut-être quelque chose qu'Israël peut recevoir des nations sous la condition dont vous parliez et qui serait une démystification du pouvoir.

CHARLES MOPSIK – Tout état du sens est un moment où l'on décide d'arrêter le sens. Or, nous pouvons nous demander : y a t-il eu un évènement depuis la destruction du Temple qui soit de nature à relancer le sens ? Décider l'entrée sur la scène des nations en tant que nation ayant un pouvoir politique ? Cela aussi revient à décider d'un arrêt du sens – dans les termes de l'histoire des nations. C'est la logique et le langage de l'histoire des nations qui nous fait soupçonner une continuité, une substantialité de l'histoire. Et c'est cela qui est en question.

Est-ce que, depuis la destruction du deuxième Temple, il y a eu un événement qui dépasse la péripétie, qui ait permis de décider d'une continuation, d'un prolongement, de quelque chose de nouveau dans le sens et dans l'histoire d'Israël ? si l'on répond : Oui – il faut relancer, prolonger le sens, partir de ce qui a été écrit et inscrit dans les textes pour donner une nouvelle formulation. Est-ce le rapport au monde qui a changé ? le rapport à Dieu ? Si c'est le cas, la question d'un relais, d'un état du sens est posée. Dans le cas contraire, il n'y a pas de raison de décider, à partir de la langue des soixante-dix nations, qu'il faille prolonger le sens de l'histoire d'Israël et qu'il faille changer la nature ou simplement le rapport au Dieu d'Israël. Selon la réponse, cela change totalement l'engagement qu'on va avoir au niveau le plus existentiel et aussi  le rapport au texte ; cela change totalement la notion du monde et le rapport au Dieu d'Israël. Alain Finkielkraut a évoqué le fait que depuis la seconde guerre mondiale, on ne peut plus parler, il n'y a plus de Dieu d'Israël en tant que Dieu le Père, il n'y a plus de Père d'Israël. Il n'y a plus de sens. Or, en vous entendant poser la question, mes poils se hérissent sur mon corps. Car si le Dieu d'Israël comme père, le Père d'Israël, notre Père qui est au ciel, ci c'est ce père-là qui est mort, on va se réinventer ou se retrouver un dieu au-delà du père, qu'on va rendre de plus en plus transcendant, de plus en plus infini, de plus en plus insubstantiel, de plus en plus inexistant.

J. HASSINE – Votre exposé est passé du niveau mystique au niveau halakhique, à la législation rabbinique. Que pensez-vous de ce que dit Gershom Scholem : au niveau mystique, le christianisme et le judaïsme se ressemblent et il n'y a pas de grande différence ? Scholem admet une séparation fondamentale entre les niveaux d'interprétation, le Zohar n'a aucune prise sur la halakha dont la plus grande partie a été consignée avant le Zohar. L'histoire et la vie du Juif sont dirigées par la halakha et non par le Zohar. Le Zohar peut prolonger le sens mais la halakha existe et elle introduit le Juif dans une histoire et dans cette histoire, il n'y a pas de démystification du pouvoir.

CHARLES MOPSIK – Vous êtes victime d'un fantasme qui a vécu longtemps dans certains discours et qu'on entend encore aujourd'hui. Le Shoul'han 'Aroukh, par exemple, la plus grande compilation halakhique qui est la référence de la vie juive depuis quatre siècles, a été écrit au XVI° siècle par Rabbi Joseph Caro qui, grand cabaliste, tient compte du Zohar. Beaucoup de halakhot sont issues du Zohar ; Rabbi Zvi Czernowitz a montré dans son Sefer Toledoth Haposkim, l'influence du Zohar et d'autres ouvrages que vous appelleriez "mystiques" sur la halakha.

Il ne faut pas croire qu'il y a un niveau ésotérique, secret d'un côté et un niveau halakhique de l'autre. La halakha est métaphysique, mystique, si vous voulez. Si l'on ne fait pas une histoire fantasmatique de la Littérature juive, on s'aperçoit que halakha, aggada, cabala sont interconnectées depuis le départ jusqu'à maintenant – en tout cas, là où elle est vivante. Là où l'un ou l'autre secteur est en passe de mourir, de devenir une écorce, les niveaux sont disjoints. Certes, on pense en termes juridiques d'un côté, on cherche un supplément d'âme de l'autre ; mais quand les deux sont composés entre eux dans un même tissu tissé de ces deux fils, la vie s'épanche dans tous les domaines qui intéressent les Juifs.

 



 
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