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Un entretien avec Charles Mopsik, auteur d'une monumentale traduction du Zohar dont le premier tome vient de paraître aux éditions Verdier, Collection "Les Dix Paroles". Propos recueillis par Salomon Malka, 1981.

           
 POURQUOI J'AI TRADUIT LE ZOHAR ?

 



SALOMON MALKA – En ouvrant ce gros livre de 700 pages qui n'est qu'un premier tome, vous annoncez quatre volumes suivants – on a envie d'abord de saluer votre courage et de vous demander aussi : Comme fait-on pour s'attaquer à une tâche aussi ardue ? Qu'est-ce qui vous a attiré dans ce travail ?
CHARLES MOPSIK – J'ai été, je crois le sujet de cette traduction. C'est plutôt la traduction qui m'a attiré vers elle que l'inverse. Il s'est passé entre ce livre et moi – il y a déjà six ans – une espèce de détonation, de fulgurance. C'est comme si en commençant à le lire, il y a pas mal d'année, m'a été prescrite la tâche de le traduire. Il s'est agit  d'une sorte d'exigence intérieure à laquelle je n'ai pas pu me soustraire. Et je n'aurai de cesse jusqu'à ce que ce livre soit traduit en totalité.
SALOMON MALKA – Cinq volumes, c'est l'œuvre d'une vie ?
CHARLES MOPSIK – J'espère que non. Il y a tellement d'autres choses à faire. Disons que c'est une œuvre vitale plutôt que l'œuvre d'une vie. Je me suis senti si vous voulez l'élu, le choisi malgré moi. C'est un travail extrêmement difficile, esseulant. Mais encore une fois, j'ai entendu ce travail comme une prescription et je serai bien en peine de dire qui me l'a prescrit. Mais c'est ainsi. C'est véritablement un coup de foudre pour ce texte, au sens où on a d'abord l'éclair et longtemps après on entend le tonnerre. Peut-être qu'au bout, j'entendrai le tonnerre qui m'expliquera pourquoi cela a été entrepris et ci cela répond aux exigences du siècle. Mais pour l'instant, c'est la fulgurance de l'éclair qui en même temps remplit de lumière tout le paysage et en même temps éblouit les yeux et aveugle, empêche de voir autre chose.
SALOMON MALKA – Vous dîtes, dans votre texte de présentation que le Zohar est un livre "immaitrisable". Qu'entendez-vous par-là ?
CHARLES MOPSIK – Je crois que c'est le propre de tous les livres de base, les livres de la Tradition. La Bible évidemment, le Talmud, le Zohar… Je crois que c'est cela même qui fait que ce sont des livres de la Tradition, c'est à dire qu'on ne peut pas en faire le tour. Une thèse, même très savante, très érudite, ne peut pas en délivrer la totalité des sens. Il reste toujours un surcroit, un surplus de sens dans le texte, qui est à chaque fois dévoilé par des lectures à telle ou telle époque. Mais dans son fond, il y a un excès dans la lettre du texte par rapport à la lecture qu'on en fait. C'est ce que je veux dire en écrivant qu'il est "immaitrisable". Même après l'étude systématique du livre, même après une traduction, un commentaire, il restera toujours dans le texte de quoi apporter du neuf, de l'inédit.
SALOMON MALKA – Je dois dire que votre traduction est si belle qu'on a parfois le sentiment que c'est une re-création, que c'est votre propre lecture du Zohar…
CHARLES MOPSIK – Je serais d'accord avec vous s'il n'y avait pas le risque dans cette formulation d'entendre que j'ai traduit n'importe comment, que j'ai livré ce texte à mon arbitraire et qu'il en sort ce qu'on appelle une traduction libre. En fait, je tiens à dire et à redire – et je suis prêt à m'en expliquer devant mes juges – que j'ai essayé d'être le plus littéral possible, c'est à dire que je n'ai pas cherché à forcer le texte.
SALOMON MALKA – C'est vrai qu'en même temps aussi il y a une proximité au texte dans son souffle poétique. Quand vous traduisez l'expression "Atik Yomim" par "Ancien des jours", c'est tout à fait cela.
CHARLES MOPSIK – Avec l'exemple que vous donnez, je vais essayer de décrire un peu ce qui se passe. Vous faites allusion à l'expression "Atik Yomim" qui se trouve dans "Daniel" et qui est traduite généralement par "vieillard chargé de jours". Grâce à une analyse de Rabbi Menahem de Lanzano, au lieu de traduire "Atik" par "Ancien", j'ai traduit ailleurs par "Le Passeur de jours" en référence avec un des sens du mot qui signifie "transporter", "traverser" (comme dans "Haatek" : transcrire). Ce qui permet de penser cette expression dans son contexte autrement que comme indiquant simplement une antériorité temporelle. Avec la traduction de "Passeur des jours", on a l'idée d'une traversée des jours. Non pas l'idée d'une éternité ou d'une transcendance mais beaucoup plus profondément l'idée d'un passage. Cest pour vous donner un exemple de ce que l'application à la lettre du mot peut résonner dans des horizons inattendus, incongrus. Le neuf apparaît quand on frotte l'ancien jusqu'à faire "saigner" le texte.
SALOMON MALKA – Vous évoquez dans votre introduction les deux thèses qui s'affrontent sur le problème de l'identification de l'auteur du Zohar. Celle de Moïse de Léon qui vivait en Castille à la fin du XIII° siècle et celle de Rabbi Simon Bar Yohaï. Entre ces deux positions, vous ne tranchez pas ?
CHARLES MOSPIK – Je crois qu'au contraire, je tranche mais pas entre ces deux positions. S'il faut trancher dans ce débat, c'est trancher le débat lui-même, c'est à dire lui couper les ailes. On court en effet un risque qui n'en est pas un, un risque illusoire. Si on dit que c'est Rabbi Simon Bar Yohaï qui a écrit le Zohar comme le veut la tradition orthodoxe, on est rejeté dans les caves de l'obscurantisme et du fondamentalisme. Si on dit que c'est Moïse de Léon qui l'a écrit comme le prétendent les spécialistes et les historiens, on est voué plus ou moins à être un hérétique par rapport à cette tradition puisqu'on admet une modernité du texte. Dans un cas comme dans l'autre, on n'aura rien gagné. On court un risque sans fruits. Donc, trancher dans ce qui a fait l'objet de polémiques très dures, c'est courir un risque qui n'est pas fécond. Mais pour ne pas éluder la question, je crois qu'on peut dire – ce que personne ne peut nier – que le Zohar n'est de toute façon pas un livre qu'on a inventé. Cela n'a aucun rapport avec la structure d'un romain. Le Zohar éclot dans un monde où écrire est une affaire extrêmement importante. Il faut se reporter aux conditions de l'époque. On écrit sur des parchemins qui coûtent très chers. Il n'y a pas d'imprimeur ni d'éditeur. On n'écrit pas pour des questions d'humeur. L'écriture est vraiment une affaire de sainteté qui engage toute la tradition. Donc ce livre, quelque que soit l'époque où il a été écrit, est d'une manière ou une autre, l'œuvre de la Tradition la plus ancienne. Si vous voulez, le plus grand défaut de l'érudition en matière de vie juive, c'est qu'on essaie à chaque fois de ramener de l'inédit, de l'inconnu à du déjà connu. Et par un travail de récurrence sans fin, on se livre à ce qu'on appelle un travail d'"identification". On réduit les différences, on réduit le neuf. C'est une réduction dans l'histoire des idées qui est d'une stérilité implacable. Car au bout du compte, ce qu'on gagne, c'est une nomenclature et des chronologies. Ce n'est même pas une véritable connaissance de l'histoire. C'est une historiographie. Une véritable connaissance de l'histoire du Zohar exigerait une méthode totalement différente, plus proprement philosophique et moins simplement philologique ou historiographique. Je n'ai rien contre les historiens, mais livrés à eux des textes de pensée deviennent d'une pâleur insipide. L'histoire est le texte où s'inscrit les traces du passage du "penser". On peut suivre la trace de ce "penser", s'y recueillir et non plus regarder de l'extérieur comme avec une loupe. Peut-être faudrait-il un jour commencer à écrire des livres d'histoire juive. Pas des livres qui raconteraient les vicissitudes d'une existentialité qui est morte mais qui raconteraient l'aventure d'un désir – qu'on pourrait appeler désir messianique – et qui est le propre de l'histoire juive.
SALOMON MALKA – Au fond une histoire sainte ?
CHARLES MOPSIK – Si on entend par saint ce qui est fait avec le nom divin, avec le tétragramme.
SALOMON MALKA – Je dois avouer que je n'ai jamais approché le Zohar dans le texte. J'en ai fait la découverte avec vous. Et il y a quelque chose qui me frappe. Les commentaires se font souvent en marchant, ils ponctuent la marche et le texte le signale. Cet homme sur son âne qui suit Rabbi Eléazar et Rabbi Akiba et qui leur dit  : " Ne demandez pas qui je suis, marchons ensemble et employons-nous à étudier la Torah. Chacun énoncera des paroles de sagesse pour éclairer le chemin." Comme s'il y avait là la volonté de recouvrir l'espace par le texte ?
CHARLES MOPSIK – Vous me donnez l'occasion d'illustrer ce que nous venons de dire sur l'histoire et la manière de penser l'histoire des textes hébraïques. Dans un livre paru récemment chez Hachette " Les juifs à la fin du Moyen Âge" de Maurice Kriegel, l'auteur évoque l'atmosphère du Zohar et dit : Voilà une manière d'imiter ce qui se passait chez les Franciscains. Il y a une espèce de pastorale, cela se passe dans les champs, on marche etc.… Voilà ce que j'appelle proprement et très précisément une réduction de l'histoire en ce qu'elle est histoire, c'est à dire trace de la vie des hommes et pas simplement registre muet de ce que le temps a aboli. Ce à quoi vous faites allusion est extrêmement important parce que c'est ce qui fait l'originalité propre de la Cabale par rapport au Talmud par exemple. Un texte du "Tikouné ha-Zohar" contient un commentaire sur une phrase du Deutéronome (22:10) : " Quand tu rencontreras un nid d'oiseaux, tu renverras la mère et tu garderas les petits". La mère, c'est évidemment la Chekhina. Et le renvoi de la mère désigne la destruction du Temple. La dispersion. L'exil. La Chekhina en exil va errant comme un oiseau erre de toit en toit. Et le Tikouné ha-Zohar ajoute : " Puisque la Chekhina est en exil, il faut errer avec elle. On ne peut pas construire en dur mais accompagner la Chekhina dans son errance. D'où le thème de la marche dans le texte. D'où le thème aussi des auberges. Très souvent dans le Zohar, les rabbis se rencontrent dans les auberges. Parce que c'est là que la Chekhina se trouve. Et c'est un "là" qui est décalé par rapport à des racines, par rapport à un enracinement. Réduire cela à des influences de la pastorale des Franciscains ne me paraît pas très enrichissant. Il y a en même temps une référence historique mais on perd le sens, la signification.
SALOMON MALKA – Quelle vous paraît être pour finir, l'actualité du Zohar ? En quoi ce texte vous parle aujourd'hui ?
CHARLES MOPSIK – C'est un texte qui parle justement et il faut le lire pour s'en apercevoir. Voilà un texte qui, bien qu'écrit il y a longtemps – ne cherchons pas à savoir quand, peu importe – enrichi d'une centaine de commentaires abondants, traduit en français, j'espère pas trop mal – arrive à parler. Qu'un texte puisse parler, c'est déjà assez rare. On n'attend plus d'une parole aujourd'hui que d'être l'expression de quelqu'un, d'une idéologie, d'un système, d'une vie. Mais là, au lieu d'être l'expression de quelque chose derrière elle, la parole parle elle-même. Il faut d'abord s'en étonner. Ne pas chercher à savoir de quoi elle parle, mais la laisser parler sans l'interrompre. Je crois que l'actualité du Zohar, on peut le dire de cette manière, c'est un livre qui rend actuelle la parole. Je ne dis pas la discussion, le bavardage, la causerie, mais la parole dans sa Noblesse. Au minimum, c'est un livre qui rend à la parole une éminence qu'elle a à peu près perdue. Je crois qu'il ne faut pas chercher dans le Zohar une doctrine systématique mais plutôt il faut y voir ce qui va, je crois, doucement réconcilier les juifs avec leurs livres. Je dirais particulièrement, pour replacer les choses dans leur contexte : que les juifs français puissent lire des livres de la tradition hébraïque et araméenne en français c'est à dire dans leur langue, c'est peut-être ce qui va rendre plus signifiant, moins contingent le fait d'être juifs et français. Maintenir les livres de la tradition en réserve, en attente dans la langue hébraïque sans aucune incursion dans la langue française, c'est faire en sorte qu'au bout d'un certain temps, les juifs français s'en éloignent et les considèrent comme illisibles. Pas seulement parce qu'ils sont écrits en hébreu dans le texte, mais parce qu'ils baignent dans un paysage linguistique extrêmement lointain. Le fait de rapprocher le français de l'hébreu et l'hébreu du français rapproche par le même mouvement les juifs de leur histoire présente.


 




 
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