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Par Charles Mopsik
La brêve intervention que je
dois faire à présent concerne ce que j’appellerai les modèles cosmogoniques
dans la cabale théosophiques et en particuliers les modèles qui sont issus de
l’Ecole espagnole qui s’est constituée dont le représentant principal est un
ouvrage qui porte le titre de Zohar ou Livre de la Splendeur à la fin du XIIIe
siècle dans l’Espagne du Nord. Auparavant je voudrais rappeler simplement et
très brièvement que dans un passé relativement récent dans l’histoire des
sciences en Occident ce type de doctrine théosophique-théologique a joué un
certain rôle dans l’élaboration du questionnement scientifique naissant au XVIe
XVIIe siècle, en particulier à partir des travaux de cabalistes chrétiens et de
leur lecture par des chercheurs des physiciens c’était le cas de Giodano Bruno
et un peu plus tard d’Isaac Newton, donc la cabale n’est pas un type de pensée
ou de métaphysique totalement inconnue de l’histoire des sciences puisqu’elle a
joué un certain rôle en particulier lorsqu’il s’est agit de passer d’un univers
clos à un univers infini. On assiste aujourd’hui à une multiplication
d’ouvrages publiés ici et là qui se consacrent à l’étude des liens formels ou
conceptuels qui existeraient entre la conception théosophique de la mystique
juive ou de la cabale et les théories contemporaines de la cosmologie relatives
à l’origine de l’univers. De même de nombreux sites sur Internet abordent cette
question et multiplient les comparaisons, les rapprochements et suggèrent les
points de convergences parfois étonnant, souvent contestables. Nous
n’aborderons pas cette littérature imprimée ou électronique bien qu’elle émane
en parties de chercheurs sérieux et d’universitaires connus. Nous laisserons
également de côté les considérations historiques que j’ai évoquées très
brièvement, relatives aux évolutions doctrinales des systèmes de pensée
élaborés par les cabalistes, les mystiques juifs médiévaux, qui comprend
différentes écoles, différentes formes de modèles, pour nous concentrer
essentiellement sur les aspects les plus formels et les plus généraux au sujet
de l’origine des choses. Ce n’est pas parce que nous entendons négliger ou
minimiser l’étude des continuités et des ruptures, des jeux d’influence et des
emprunts, mais pour les besoins propres au thème qui est soumis aujourd’hui à
notre reflexion il nous a semblé simplement préférable de consacrer le temps
qui nous est imparti à exposer quelques traits généraux du cadre formels
élaboré par les cabalistes afin de donner une représentation la plus cohérente possible
du commencement premier et des processus primordiaux par lesquels les germes de
l’univers tel que nous le connaissons aujourd’hui ont été semés.
D’abord rappelons ce qui
n’est peut-être qu’une évidence, en tous cas une chose qu’il ne faut jamais perdre
de vue, tout au long de notre étude de leurs écrits. Les cabalistes sont les
héritiers inventifs d’une tradition ésotérique qui remonte au judaïsme de la
fin de l’Antiquité. Ce sont d’abord des exégètes du texte biblique, c’est en
lui, dans le texte sacré, qu’il trouvent ou retrouvent les concepts qu’ils
reprennent ou qu’ils réélaborent et c’est de lui qu’ils extraient leurs grandes
intuitions. Or comme cela a été rappelé déjà, la Bible, du moins telle qu’elle
nous est parvenue dans sa forme canonique, débute par un récit du commencement,
qui n’est d’ailleurs pas un récit de création puisqu’il y a de fait la
présentation d’un ordre, d’un déroulement. Mais à la lecture ordinaire ou
littérale du premier verset et des suivants du livre de la Genèse, que l’on
peut traduire rapidement par : « Au commencement, Dieu créa le ciel
et la terre », les cabalistes opposent une approche que l’on pourra dire
avec quelque prudence, en osant la formule, une approche critique. En effet, le
texte dit « Au commencement », mais au commencement de quoi ? se
demandent les cabalistes. Et Dieu dont il est question dans ce verset,
qu’est-ce qu’il est, et qu’est-ce que ce « ciel » et qu’est-ce que
cette « terre » ? De plus, les cabalistes, en dehors de ces
questions, s’autorisent d’une particularité de la langue de la Bible, l’hébreu,
dans laquelle le sujet des verbes au passé peut-être elliptique. Et pour
comprendre le premier verset de la Genèse autrement que ce qu’offre la
traduction habituelle de ce premier verset. Et au lieu de lire : « Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre », ils lisent :
« Avec le commencement, Il créa Dieu, d’où proviennent le ciel et la
terre ». D’où de nouvelles questions. A quoi renvoie ce « il »
elliptique auquel aucun sujet défini ne semble relier dans la syntaxe, et qui
est ce Dieu « créé », puisque, selon cette lecture, c’est le mot
« Dieu » qui est le complément d’objet du verbe « créer »,
c’est lui qui subit l’action, c’est Dieu qui est « créé ». Que
signifie donc les mots créer et création dans ce contexte, et que sont ces
« cieux » et cette « terre » qui dérivent de ce
« Dieu » ? Ce ne sont que quelques questions soulevées par ce
type de lecture ou, pourrait-on dire, méta-critique avancée par les cabalistes.
Je dirais méta-critique parce que nous sommes ici aux antipodes, vous l’avez
compris, des méthodes de la critique littéraire ou de la critique historique de
la Bible. Les cabalistes pratiques un forçage du texte canonique afin de
l’arracher à ce qui est pour eux les fausses évidences de la lecture naïve,
afin de mettre le texte en état de fournir la base d’une explication
intelligible et formelle, en tous cas à leur époque, de la nature du monde et
de son origine. Donc les réponses qu’ils fournissent aux questions qu’ils ont
posé à partir de leur lecture méta-critique du verset de la Genèse et des
versets qui le suivent, démolissent en fait, de façon radicale et presque
magique de l’origine des choses. Ainsi que le dit un cabaliste espagnole du
XVIe siècle, rabbi Siméon Labi de Tripoli, qui résume la pensée de ses
prédécesseurs médiévaux espagnols, « rien ne peut venir de rien, même si
l’être procède d’un état de l’être appelé néant ». Néant qui n’équivaut
nullement à l’exclusion de l’être, mais à une situation où il n’est pas observable
mais seulement pensable ou plutôt tout juste pensable, car cette zone ou cet
état appelé « néant » se situe à la limite du pensable. Et en fait
dans plusieurs énoncés on retrouve la formule suivant laquelle ce qui est cette
étape primitive ou primordiale porte le nom de néant, tout simplement parce que
l’on ne peut pas en dire plus, faute de pouvoir en dire quelque chose de
positif. Les cabalistes médiévaux ont fait leur la formule hébraïque classique « beriah
yech m’éayin », creatio ex nihilo en latin, en retournant sa
signification : du néant qui est le contraire du rien, parce que ce ayin,
ce néant est l’être en puissance, en
attente, en suspension, l’être jaillit et cet être est la plénitude et la
totalité comprimée en un point minuscule, en araméen néqouda hada, de
tout ce qui apparaîtra par la suite, mais l’entrée en matière initiale du
processus de dissociation et de manifestation, qui se prolongera par une série
longue et développée de différenciations qui comprend schématiquement dix
étapes principales appelées « dix sefirot » ou « dix
nombres ». Ce point d’être primordial est ce qui est désigné dans la
Genèse par le mot Beréchit, « au commencement ». Comment alors
entendre le mot créer ou créa (bara) ? Pour entendre ce verbe, les cabalistes
recourent à l’étymologie pour arracher à ce terme son secret. La racine de ce
verbe revient dans d’autres versets bibliques avec un sens très concret, c’est
ce sens là qu’adopte les cabalistes pour essayer de comprendre la signification
du verbe bara traduit par créer. Dans ces passages, il signifie percer,
fissurer, trouer. Le point d’être est une percée du néant, une sorte de fissure
dans ce qui est appelé aussi l’air primordial. Et par cette trouée, cette
fissure, s’échappe l’être, il passe de son état primitif indifférencié, de sa
cohérence chaotique impensable, c’est le tohu-bohu auquel fait allusion le
second verset de la Genèse, à un état où il se relâche, où il se détend, se
déploie et s’organise en une structure de plus en plus complexe. La toute
première phase de ce relâchement, encore extrêmement ténu, est ce point
primordial, le commencement. La deuxième phase qui lui succède immédiatement
est proprement ce que le verset de la Genèse appelle « Dieu »,
Elohim. Ce mot désigne donc pour les cabalistes un moment du processus du
déploiement de la substance et du cadre ontologique spatio-temporel où toute
chose se situe. Chacun des moments premiers de ce processus est aussi conservé
dans tous les autres, il est la source, par son expansion, du moment suivant, mais
il n’est pas éliminé dans ses métamorphoses. Les cabalistes ont donné à la
notion d’émanation néoplatonicienne une pertinence ou une inscription
temporelle. Les processus qu’ils décrivent évoluent dans un cadre temporel et
non dans une éternité indépendante du temps. Mais le cadre temporel de ces
processus, qui est l’héritage proprement biblique, n’a pas totalement évincé
l’ontologie, plutôt éternitaire, du platonisme tardif. Ainsi les passages d’une
phase de l’expansion à l’autre (itpachtout), ne sont pas réversibles.
Ils marquent une progression dans le temps de l’ordre des choses, la cosmogonie
proprement dite. Mais chaque phase perdure aussi dans la suivante jusqu’à la
dernière d’entre elle, la dixième.
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