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Dans Le Livre des Sagesses. L'aventure spirituelle de l'humanité, sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier. Ed. Bayard 2002  


ISAAC ASHKENAZI LOURIA ET LA MYSTIQUE JUIVE (1534 - 1572)

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Par Charles Mopsik

« Lorsque sera achevée l'extraction de toute vitalité, bonté et sainteté enfermées dans les Coquilles et que celles-ci ne seront plus que de simples scories, s’accomplira le verset : "Il détruira la mort pour toujours" (Isaïe 25:8). » Isaac Louria.
 
Appelé le « Lion de Safed » par ses disciples et admirateurs, et d’après l’acrostiche de ses noms Ari, ce cabaliste et grand mystique juif qui renouvela la compréhension de la tradition ésotérique ancienne naquit à Jérusalem en 1534, d’un père d’origine allemande ou polonaise et d’une mère d’origine espagnole. Son père mourut alors qu’il était encore un jeune enfant et sa veuve emmena les siens en Egypte où Isaac fut élevé dans la famille de son frère. Il y mena des études rabbiniques avancées sous la houlette de plusieurs maîtres en Talmud renommés, et il collabora à la rédaction de plusieurs textes légaux (halakhah). Connu pour son expertise en matière religieuse non-mystique, il se lança aussi dans le commerce et poursuivit cette activité toute sa vie durant. Mais pendant qu’il était encore en Egypte, il commença des études de cabale, peut-être à la suite de visions ou de révélations mystiques qu’il expérimenta lors de sa retraite solitaire sur une petite île du Nil, appelée Jozirat al-Rawda, qui appartenait à son oncle. Cette retraite semble avoir duré sept ans. Parmi les œuvres des anciens mystiques, il s’intéressa particulièrement au Zohar (1285) et parmi celles de ses contemporains, il étudia minutieusement les écrits de Moïse Cordovéro (1522-1570). Il vécut en Egypte jusque vers 1569-1570 mais fit de brefs séjours à Méron, à Jérusalem et probablement à Safed. Cette période de sa biographie demeure la plus mal connue. Louria n’avait pas encore développé sa propre doctrine mystique, mais se contentait de proposer des interprétations plus classiques des écrits anciens, sous l’influence de Cordovéro. Mais déjà les grands traits de son portrait spirituel commencent à prendre forme. Le fait qu’il fut très tôt séparé de son père, qu’il dut habiter l’Egypte avec sa mère, qu’il trouva le repos de son esprit tourmenté sur les rives du Nil, qu’il demeura célibataire, contribue à faire de lui une personnalité solitaire et indépendante, profondément originale malgré le poids des traditions, mais son activité dans le monde des affaires, ainsi que sa maîtrise des questions religieuses touchant la régulation de la vie quotidienne, qui implique transactions, souci des limites d’autrui, et fidélité à la tradition religieuse de sa communauté d’origine, interdisent de le considérer comme un révolutionnaire religieux qui se met en marge de la société ou qui cherche à en bouleverser les normes établies. Il apparaît donc, d’après les rares témoignages historiques dont nous disposons, comme un mystique engagé, qui cherche une voie pour expliquer les traditions anciennes à partir de ses propres expériences, mais qui ne tente pas de construire à partir d’elles un système entièrement nouveau.
Quand il émigra à Safed (Haute-Galilée) avec sa famille, il avait déjà tout un cheminement mystique derrière lui, et il avait élaboré une méthode pour comprendre le Zohar et la cabale médiévale qu’il avait longuement méditée. A cette époque, le rayonnement intellectuel d’un cabaliste qui vivait à Safed, Moïse Cordovéro, auteur d’un très grand nombre d’écrits, était tel qu’il attirait de nombreux étudiants et même des maîtres dans leur maturité. C’est ainsi que Isaac Louria, qui avait lu plusieurs de ses ouvrages, devint l’un de ses disciples et qu’on lui doit des gloses sur le Zohar écrites d’après l’approche de ce cabaliste. Il découvrit aussi à Safed une immense bibliothèque d’écrits largement ignorés provenant des cabalistes espagnols d’avant l’Expulsion (1492). Lui qui s’était penché sur plusieurs d’entre eux quand il était en Egypte, enrichit ses lectures et découvrit des traditions mystiques oubliées ou négligées, dont il effectua une sorte de synthèse novatrice. Ces sources nouvelles d’inspiration se mêlèrent à ses propres visions et intuitions, à son sens personnel développé du caractère cosmique du drame humain, pour aboutir à un système de pensée très complexe et à une voie mystique renouvelée de l’intérieur.
Mais Isaac Louria déploya toute la force de sa personnalité, son charisme et ses capacités de thaumaturge lors des quelques années que dura sa courte vie dans la ville de Safed. Il pouvait lire sur le front de ses interlocuteurs les péripéties de leurs existences passées, la croyance en la réincarnation (gilgoul) étant très en vogue dans les milieux cabalistes. Louria indiquait à chaque personne qui allait le consulter le moyen de réparer les fautes commises lors de ses vies successives afin d’abréger ses séjours terrestres et de hâter son accession au paradis céleste. Il n’était pas de faute, même parmi les plus graves, que Louria ne savait réparer. Son principal disciple, Hayyim Vital, recueillit soigneusement les conseils que son maître donnait généreusement à ceux qui faisaient parfois de longs déplacements pour quérir auprès de lui le remède de leurs péchés et qui affluaient dans sa maison. Il déclara que bien que perturbé dans ses études par une foule toujours plus nombreuse, il n’avait pas la force de renvoyer ces gens sans avoir prescrit à chacun une cure à sa souffrance morale. Le « Lion de Safed » rédigea lui-même des traités où il détaille les « intentions » (kavvanot) qu’il convient d’avoir à l’esprit lors de chaque séquence de prières. Ces textes et d’autres semblables écrits par des disciples et des disciples de disciples, constituent une longue chaîne de traditions qui sont encore pratiquées de nos jours dans des écoles de cabalistes qui se multiplient surtout en Israël et aux Etats Unis. Ces exercices de concentration sont étroitement apparentés à la pratique du dikr soufi (mémoration de noms divins) et ce n’est sans doute pas un hasard si l’on a retrouvé dans des grottes près de Safed des inscriptions soufies datant de la grande époque de la cabale dans cette ville.
Isaac Louria était aussi un poète liturgique et ses compositions, d’une ineffable beauté, souvent imprégnées par la théosophie cabalistique et la langue du Zohar, ont été si populaires qu’elles ont été intégrées dans les rituels de prière de nombreuses communautés juives, d’Orient et d’Occident. Loin de se montrer hostile aux coutumes religieuses locales, Louria considérait que chacune d’elle était une voie d’accès particulière vers le ciel, et à ses yeux toutes méritaient un égal respect. Il accorda donc une très grande place à l’analyse mystique de ces pratiques coutumières et les éleva à un rang qu’elles n’avaient jamais atteint. Malgré la difficulté de son système de pensée d’une sophistication peu commune, à la fois très abstrait par les ramifications formelles qu’il implique et très concret par ses images souvent empruntées à la physiologie et à l’anatomie du corps humain, l’œuvre d’Isaac Louria était orientée vers le peuple dans son ensemble, et son premier objectif était la constitution d’une élite intellectuelle et mystique capable de prendre en charge les besoins religieux, spirituels et humains de la masse des fidèles. La trentaine de disciples qu’il forma lui vouait une admiration sans borne. Il enseignait à chacun selon la capacité qu’il avait de recevoir son enseignement, ce qui explique en partie la variété des idées et des explications qui lui sont attribuées. Une idée reçue tenace veut qu’il n’écrivit rien mais dispensa son savoir uniquement par voie orale. Ce n’est vrai qu’en partie seulement. Il rédigea plusieurs commentaires sur des parties du Zohar, ainsi que des reponsa et divers écrits juridico-religieux, et il coucha aussi par écrit ses poèmes religieux. Mais les écrits sortis de sa plume reflètent l’enseignement classique de la cabale espagnole, et si l’on y peut y déceler déjà une propension à la systématisation et à l’intégration cohérente d’éléments de doctrine disparates, son enseignement personnel, qu’il délivra oralement, ne fut mis par écrit que par ses disciples. Il s’expliqua lui-même de façon éloquente sur l’impossibilité où il se trouvait de révéler par écrit sa doctrine personnelle : « Lorsque j’ouvre ma bouche pour dire quelque secret de la Torah, l’épanchement y surabonde tel un fleuve en crue. Tous les secrets sont liés et attachés les uns aux autres, ils n’ont ni fin ni limite, comment pourrais-je alors écrire un livre ! Je suis à ce moment comme un nourrisson qui suffoque à cause d’un afflux de lait dans sa gorge qui l’envahit d’un seul coup. C’est pourquoi je recommande à chacun de vous de coucher par écrit ce qu’il m’entendra dire [...]. Mais n’est donnée permission d’écrire qu’à R. Hayim Vital, de mémoire bénie, qui sait descendre jusqu’au bout de mes pensées ». La force de l’inspiration mystique qui l’envahit est telle qu’il renonce à écrire, sa main et sa plume ne pouvant suivre la rapidité tumultueuse du courant de ses pensées.
Quatre grands sujets occupent le centre de son enseignement : la théorie du tsimtsoum, qui élabore l’idée d’une contraction primordiale du Dieu infini en lui-même, contraction ou concentration qui est la source du point de vide à l’intérieur duquel le cosmos prend place et s’organise peu à peu en se déployant à travers toute une série de mondes entrelacés, d’une complexité effarante ; la théorie de l’Homme primordial ou Adam Qadmon, forme humaine aux dimensions cosmiques qui n’est autre que le premier émané issu de l’Infini et le Dieu révélé de la religion, qui fut privé dès l’origine d’une partie de sa lumière, celle-ci ayant été disséminée et distribuée partout dans la création à la suite de l’épisode dramatique de la Brisure des Vases (chevirat ha-kélim), les réceptacles de la lumière divine qui ne purent la contenir toute entière à cause de sa puissance et explosèrent ; enfin, la théorie du Tikkoun, qui est la réparation de ces Vases brisés, la réintégration de la lumière éparpillée au sein de l’Homme primordial. Cette réparation ou restauration est d’abord un processus interne aux mondes divins, une sorte d’auto-organisation du monde du chaos (tohu), qui donne naissance aux cinq configurations divines décrites dans le Zohar (Long-Visage, Père, Mère, Petit Visage, Femelle). Cependant, celle-ci ne peut être complète que si elle est effectuée en sa partie finale par les êtres humains dans le monde matériel. C’est donc par un travail sur la matière, une extraction des étincelles de la lumière divine qui est prisonnière et dispersée dans les réalités naturelles, que les hommes accomplissent l’œuvre de rédemption de l’ensemble du cosmos. L’accent est surtout mis sur l’attention qui doit être portée à la nourriture et aux pratiques religieuses, aux rites et au respect du licite et de l’illicite qui l’entourent. En plus de ces pratiques, un régime végétarien assez strict est recommandé, la nourriture carnée pouvant receler des âmes réincarnées dans des corps d’animaux. Mais plus généralement, tout objet, tout lieu dans l’espace, est porteur d’étincelles lumineuses qui attendent depuis le commencement des temps une libération que seuls les hommes éclairés par la théosophie cabalistique ou au moins par la connaissance de la Torah et de ses commandements pourront leur apporter.
La libération que prône Isaac Louria, qui n’est en rien politique ou nationale mais concerne toutes les créatures, est loin d’être une tâche d’intellectuels ou d’experts dans les pratiques mystiques. Elle doit être l’œuvre de tous pour advenir, même si la doctrine qui la décrit exige pour être comprise des études approfondies. Isaac Louria distinguait partout dans la nature, dans les sources d’eaux vives, les arbres, les oiseaux, des âmes de justes et des étincelles de lumière aspirant à la délivrance, il entendait leur appel et tout son enseignement visait à exposer les moyens de contribuer à l’œuvre rédemptrice universelle. Le peu de temps qu’il vécut à Safed suffit pour lui assurer pour des siècles une place prééminente parmi les saints vénérés et les penseurs hors pair du judaïsme ainsi que parmi les plus grands mystiques de l’histoire.

Charles Mopsik

Bibliographie
Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive. Payot, Paris, 1954 (réédité plusieurs fois).
Gershom Scholem, La kabbale. Une introduction, origines, thèmes et biographies. Ed. du Cerf, Paris, 1998.
Gérard Nahon, La Terre sainte au temps des kabbalistes, 1492-1592. Albin Michel (Présences du judaïsme), Paris, 1997.
Eliahu Klein, Kabbalah of Creation : Isaac Luria's Earlier Mysticism. Jason Aronson Publishers, Northvale, NJ, 1999.




 
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