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Par Charles Mopsik
« Lorsque sera achevée l'extraction de toute vitalité, bonté et
sainteté enfermées dans les Coquilles et que celles-ci ne seront plus
que de simples scories, s’accomplira le verset : "Il détruira la mort
pour toujours" (Isaïe 25:8). » Isaac Louria.
Appelé le « Lion de Safed » par ses disciples et admirateurs, et
d’après l’acrostiche de ses noms Ari, ce cabaliste et grand mystique
juif qui renouvela la compréhension de la tradition ésotérique ancienne
naquit à Jérusalem en 1534, d’un père d’origine allemande ou polonaise
et d’une mère d’origine espagnole. Son père mourut alors qu’il était
encore un jeune enfant et sa veuve emmena les siens en Egypte où Isaac
fut élevé dans la famille de son frère. Il y mena des études
rabbiniques avancées sous la houlette de plusieurs maîtres en Talmud
renommés, et il collabora à la rédaction de plusieurs textes légaux
(halakhah). Connu pour son expertise en matière religieuse
non-mystique, il se lança aussi dans le commerce et poursuivit cette
activité toute sa vie durant. Mais pendant qu’il était encore en
Egypte, il commença des études de cabale, peut-être à la suite de
visions ou de révélations mystiques qu’il expérimenta lors de sa
retraite solitaire sur une petite île du Nil, appelée Jozirat al-Rawda,
qui appartenait à son oncle. Cette retraite semble avoir duré sept ans.
Parmi les œuvres des anciens mystiques, il s’intéressa particulièrement
au Zohar (1285) et parmi celles de ses contemporains, il étudia
minutieusement les écrits de Moïse Cordovéro (1522-1570). Il vécut en
Egypte jusque vers 1569-1570 mais fit de brefs séjours à Méron, à
Jérusalem et probablement à Safed. Cette période de sa biographie
demeure la plus mal connue. Louria n’avait pas encore développé sa
propre doctrine mystique, mais se contentait de proposer des
interprétations plus classiques des écrits anciens, sous l’influence de
Cordovéro. Mais déjà les grands traits de son portrait spirituel
commencent à prendre forme. Le fait qu’il fut très tôt séparé de son
père, qu’il dut habiter l’Egypte avec sa mère, qu’il trouva le repos de
son esprit tourmenté sur les rives du Nil, qu’il demeura célibataire,
contribue à faire de lui une personnalité solitaire et indépendante,
profondément originale malgré le poids des traditions, mais son
activité dans le monde des affaires, ainsi que sa maîtrise des
questions religieuses touchant la régulation de la vie quotidienne, qui
implique transactions, souci des limites d’autrui, et fidélité à la
tradition religieuse de sa communauté d’origine, interdisent de le
considérer comme un révolutionnaire religieux qui se met en marge de la
société ou qui cherche à en bouleverser les normes établies. Il
apparaît donc, d’après les rares témoignages historiques dont nous
disposons, comme un mystique engagé, qui cherche une voie pour
expliquer les traditions anciennes à partir de ses propres expériences,
mais qui ne tente pas de construire à partir d’elles un système
entièrement nouveau.
Quand il émigra à Safed (Haute-Galilée) avec sa famille, il avait déjà
tout un cheminement mystique derrière lui, et il avait élaboré une
méthode pour comprendre le Zohar et la cabale médiévale qu’il avait
longuement méditée. A cette époque, le rayonnement intellectuel d’un
cabaliste qui vivait à Safed, Moïse Cordovéro, auteur d’un très grand
nombre d’écrits, était tel qu’il attirait de nombreux étudiants et même
des maîtres dans leur maturité. C’est ainsi que Isaac Louria, qui avait
lu plusieurs de ses ouvrages, devint l’un de ses disciples et qu’on lui
doit des gloses sur le Zohar écrites d’après l’approche de ce
cabaliste. Il découvrit aussi à Safed une immense bibliothèque d’écrits
largement ignorés provenant des cabalistes espagnols d’avant
l’Expulsion (1492). Lui qui s’était penché sur plusieurs d’entre eux
quand il était en Egypte, enrichit ses lectures et découvrit des
traditions mystiques oubliées ou négligées, dont il effectua une sorte
de synthèse novatrice. Ces sources nouvelles d’inspiration se mêlèrent
à ses propres visions et intuitions, à son sens personnel développé du
caractère cosmique du drame humain, pour aboutir à un système de pensée
très complexe et à une voie mystique renouvelée de l’intérieur.
Mais Isaac Louria déploya toute la force de sa personnalité, son
charisme et ses capacités de thaumaturge lors des quelques années que
dura sa courte vie dans la ville de Safed. Il pouvait lire sur le front
de ses interlocuteurs les péripéties de leurs existences passées, la
croyance en la réincarnation (gilgoul) étant très en vogue dans les
milieux cabalistes. Louria indiquait à chaque personne qui allait le
consulter le moyen de réparer les fautes commises lors de ses vies
successives afin d’abréger ses séjours terrestres et de hâter son
accession au paradis céleste. Il n’était pas de faute, même parmi les
plus graves, que Louria ne savait réparer. Son principal disciple,
Hayyim Vital, recueillit soigneusement les conseils que son maître
donnait généreusement à ceux qui faisaient parfois de longs
déplacements pour quérir auprès de lui le remède de leurs péchés et qui
affluaient dans sa maison. Il déclara que bien que perturbé dans ses
études par une foule toujours plus nombreuse, il n’avait pas la force
de renvoyer ces gens sans avoir prescrit à chacun une cure à sa
souffrance morale. Le « Lion de Safed » rédigea lui-même des traités où
il détaille les « intentions » (kavvanot) qu’il convient d’avoir à
l’esprit lors de chaque séquence de prières. Ces textes et d’autres
semblables écrits par des disciples et des disciples de disciples,
constituent une longue chaîne de traditions qui sont encore pratiquées
de nos jours dans des écoles de cabalistes qui se multiplient surtout
en Israël et aux Etats Unis. Ces exercices de concentration sont
étroitement apparentés à la pratique du dikr soufi (mémoration de noms
divins) et ce n’est sans doute pas un hasard si l’on a retrouvé dans
des grottes près de Safed des inscriptions soufies datant de la grande
époque de la cabale dans cette ville.
Isaac Louria était aussi un poète liturgique et ses compositions, d’une
ineffable beauté, souvent imprégnées par la théosophie cabalistique et
la langue du Zohar, ont été si populaires qu’elles ont été intégrées
dans les rituels de prière de nombreuses communautés juives, d’Orient
et d’Occident. Loin de se montrer hostile aux coutumes religieuses
locales, Louria considérait que chacune d’elle était une voie d’accès
particulière vers le ciel, et à ses yeux toutes méritaient un égal
respect. Il accorda donc une très grande place à l’analyse mystique de
ces pratiques coutumières et les éleva à un rang qu’elles n’avaient
jamais atteint. Malgré la difficulté de son système de pensée d’une
sophistication peu commune, à la fois très abstrait par les
ramifications formelles qu’il implique et très concret par ses images
souvent empruntées à la physiologie et à l’anatomie du corps humain,
l’œuvre d’Isaac Louria était orientée vers le peuple dans son ensemble,
et son premier objectif était la constitution d’une élite
intellectuelle et mystique capable de prendre en charge les besoins
religieux, spirituels et humains de la masse des fidèles. La trentaine
de disciples qu’il forma lui vouait une admiration sans borne. Il
enseignait à chacun selon la capacité qu’il avait de recevoir son
enseignement, ce qui explique en partie la variété des idées et des
explications qui lui sont attribuées. Une idée reçue tenace veut qu’il
n’écrivit rien mais dispensa son savoir uniquement par voie orale. Ce
n’est vrai qu’en partie seulement. Il rédigea plusieurs commentaires
sur des parties du Zohar, ainsi que des reponsa et divers écrits
juridico-religieux, et il coucha aussi par écrit ses poèmes religieux.
Mais les écrits sortis de sa plume reflètent l’enseignement classique
de la cabale espagnole, et si l’on y peut y déceler déjà une propension
à la systématisation et à l’intégration cohérente d’éléments de
doctrine disparates, son enseignement personnel, qu’il délivra
oralement, ne fut mis par écrit que par ses disciples. Il s’expliqua
lui-même de façon éloquente sur l’impossibilité où il se trouvait de
révéler par écrit sa doctrine personnelle : « Lorsque j’ouvre ma bouche
pour dire quelque secret de la Torah, l’épanchement y surabonde tel un
fleuve en crue. Tous les secrets sont liés et attachés les uns aux
autres, ils n’ont ni fin ni limite, comment pourrais-je alors écrire un
livre ! Je suis à ce moment comme un nourrisson qui suffoque à cause
d’un afflux de lait dans sa gorge qui l’envahit d’un seul coup. C’est
pourquoi je recommande à chacun de vous de coucher par écrit ce qu’il
m’entendra dire [...]. Mais n’est donnée permission d’écrire qu’à R.
Hayim Vital, de mémoire bénie, qui sait descendre jusqu’au bout de mes
pensées ». La force de l’inspiration mystique qui l’envahit est telle
qu’il renonce à écrire, sa main et sa plume ne pouvant suivre la
rapidité tumultueuse du courant de ses pensées.
Quatre grands sujets occupent le centre de son enseignement : la
théorie du tsimtsoum, qui élabore l’idée d’une contraction primordiale
du Dieu infini en lui-même, contraction ou concentration qui est la
source du point de vide à l’intérieur duquel le cosmos prend place et
s’organise peu à peu en se déployant à travers toute une série de
mondes entrelacés, d’une complexité effarante ; la théorie de l’Homme
primordial ou Adam Qadmon, forme humaine aux dimensions cosmiques qui
n’est autre que le premier émané issu de l’Infini et le Dieu révélé de
la religion, qui fut privé dès l’origine d’une partie de sa lumière,
celle-ci ayant été disséminée et distribuée partout dans la création à
la suite de l’épisode dramatique de la Brisure des Vases (chevirat
ha-kélim), les réceptacles de la lumière divine qui ne purent la
contenir toute entière à cause de sa puissance et explosèrent ; enfin,
la théorie du Tikkoun, qui est la réparation de ces Vases brisés, la
réintégration de la lumière éparpillée au sein de l’Homme primordial.
Cette réparation ou restauration est d’abord un processus interne aux
mondes divins, une sorte d’auto-organisation du monde du chaos (tohu),
qui donne naissance aux cinq configurations divines décrites dans le
Zohar (Long-Visage, Père, Mère, Petit Visage, Femelle). Cependant,
celle-ci ne peut être complète que si elle est effectuée en sa partie
finale par les êtres humains dans le monde matériel. C’est donc par un
travail sur la matière, une extraction des étincelles de la lumière
divine qui est prisonnière et dispersée dans les réalités naturelles,
que les hommes accomplissent l’œuvre de rédemption de l’ensemble du
cosmos. L’accent est surtout mis sur l’attention qui doit être portée à
la nourriture et aux pratiques religieuses, aux rites et au respect du
licite et de l’illicite qui l’entourent. En plus de ces pratiques, un
régime végétarien assez strict est recommandé, la nourriture carnée
pouvant receler des âmes réincarnées dans des corps d’animaux. Mais
plus généralement, tout objet, tout lieu dans l’espace, est porteur
d’étincelles lumineuses qui attendent depuis le commencement des temps
une libération que seuls les hommes éclairés par la théosophie
cabalistique ou au moins par la connaissance de la Torah et de ses
commandements pourront leur apporter.
La libération que prône Isaac Louria, qui n’est en rien politique ou
nationale mais concerne toutes les créatures, est loin d’être une tâche
d’intellectuels ou d’experts dans les pratiques mystiques. Elle doit
être l’œuvre de tous pour advenir, même si la doctrine qui la décrit
exige pour être comprise des études approfondies. Isaac Louria
distinguait partout dans la nature, dans les sources d’eaux vives, les
arbres, les oiseaux, des âmes de justes et des étincelles de lumière
aspirant à la délivrance, il entendait leur appel et tout son
enseignement visait à exposer les moyens de contribuer à l’œuvre
rédemptrice universelle. Le peu de temps qu’il vécut à Safed suffit
pour lui assurer pour des siècles une place prééminente parmi les
saints vénérés et les penseurs hors pair du judaïsme ainsi que parmi
les plus grands mystiques de l’histoire.
Charles Mopsik
Bibliographie
Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive. Payot, Paris, 1954 (réédité plusieurs fois).
Gershom Scholem, La kabbale. Une introduction, origines, thèmes et biographies. Ed. du Cerf, Paris, 1998.
Gérard Nahon, La Terre sainte au temps des kabbalistes, 1492-1592. Albin Michel (Présences du judaïsme), Paris, 1997.
Eliahu Klein, Kabbalah of Creation : Isaac Luria's Earlier Mysticism. Jason Aronson Publishers, Northvale, NJ, 1999.
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