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Par Charles Mopsik pour le site Jec
Devant un support électronique on est tenté d'adopter un ton sec et
détaché, approprié à première vue aux réseaux impassibles et sans âme
par lesquels transitent des quantités étourdissantes d'informations de
toute nature. Je me suis demandé longtemps si je devais me conformer à
cette invitation muette des machines pour présenter le premier numéro
d'une revue dont les lecteurs ne connaîtront pas la suave caresse du
papier et le noir lumineux de l'encre. La matière qui porte l'écriture
des hommes n'est pas une masse indifférente qu'ils modèlent à leur gré.
Elle héberge des formes invisibles, des sillons sans épaisseur, qui
constituent les lignes blanches que viennent habiter les mots. En
confiant aux écrans, aux réglages automatiques, aux goûts personnels du
lecteur une partie de la mise en page des textes, qui s'afficheront
sous un format imprévisible et qui ne peut être que partiellement
déterminé par le rédacteur et l'éditeur, nous éprouvons la sensation
quelque peu troublante de franchir une nouvelle étape dans l'histoire
de l'édition, et de céder aux lecteurs une part de ce qui était
l'unique prérogative des auteurs et de leurs éditeurs. Mais ne
renouons-nous pas ce faisant à notre insu avec la conception si étrange
des cabalistes médiévaux selon laquelle le lecteur est le co-créateur
du texte qu'il lit, selon la belle expression de Moshé Idel (1) ? En
utilisant un ordinateur pour rédiger, mettre en forme, et maintenant
publier directement les résultats de nos cogitations et de nos
investigations dans le maquis de cette immense littérature qu'est la
cabale ne nous rattachons-nous pas à ces mystiques qui tentèrent de
forger un Golem, en incrustant, dans l'argile humide, des lettres, des
sons, et du souffle ? Echappons-nous de quelque façon aux traditions
que nous scrutons d'un œil expert quand nous nous voulons modernes et
affranchis ? Nous désirons flanquer l'empreinte du mot "vérité" sur nos
ouvrages et ce sont eux qui, prenant le dessus, nous obligent à nous
retourner vers nous-mêmes et à prendre conscience de nos limites. Si
les cabalistes tentèrent de "refaire" le monde à leur façon en comblant
les failles de la création et en réparant ses brisures, le chercheur
est toujours tenté de réécrire l'histoire à travers la vision que ses
découvertes lui ont en donné. La première chose qu'il découvre, et qui
ne cessera jamais de l'étonner, c'est que tout ce que disent les livres
n'est pas encore la vérité, que ce que l'on sait n'est rien en regard
de ce que l'on ignore, et que tout reste toujours à faire, à
comprendre, à ressaisir.
L'outil est lui-même source d'enseignement et donneur de leçons. La
communication virtuellement universelle d'un écrit, son accessibilité
quasi immédiate où que l'on se trouve, sa gratuité, sa disponibilité
totale aux retouches, aux amendements, aux additions, à tous les
repentirs, confèrent un nouveau sens et une nouvelle portée à l'acte
d'écrire, à l'art de communiquer. Les lecteurs devenant co-créateurs,
non seulement de la forme mais pouvant sans entrave apporter leur
savoir aux auteurs, délivrés du fardeau que l'inscription définitive
dans la geôle de papier faisait peser sur leur audace et leurs
tâtonnements, entreprennent ensemble une aventure que la quête du vrai
anime et que la passion de savoir vivifie. Le support n'est pas neutre
: tachons d'en recevoir le meilleur et dédaignons les facilités
illusoires qu'il peut aussi drainer.
La cabale en tant que champ d'étude se prête particulièrement bien à la
publication électronique et aux échanges internationaux. Comme forme de
pensée et phénomène social, elle a essaimé partout, dans l'espace, dans
le temps, dans les différents types d'activité culturelle, et bien sûr
dans les religions. Sans avoir jamais été un phénomène de masse, elle a
défié l'histoire et s'est introduite dans les lieux les plus
inattendus. Elle est encore vivante aujourd'hui, plus multiforme que
jamais, suscitant encore attrait et exaspération, stimulant la création
artistique, littéraire, musicale, inspirant émotions religieuses, et
nourrissant les œuvres de pensée. Au point qu'il est légitime de se
demander s'il existe bel et bien un objet d'étude unique appelé
"cabale" ou s'il ne vaudrait pas mieux accoler à ce terme la marque du
pluriel. Tel groupe religieux brésilien qui inclut dans un vaste centon
de croyances des éléments puisés en elle ne lui prête-il pas une forme
si différente de son modèle "classique", qu'il devient nécessaire de
cesser d'appeler "cabale" ce qui n'en est plus que l'ombre lointaine ?
Cette question, qui ne fait que reposer, sur un plan contemporain, la
question plus générale et plus abstraite qui est derrière toute étude
menée à son sujet, à savoir "qu'est-ce que la cabale", posons-là
ouvertement et faisons d'elle une interrogation constante, un horizon
de toutes les contributions de cette revue. Non pas dans l'espoir de
trouver une essence intangible, un socle de pierre qui constituerait le
noyau caché de la cabale par rapport auquel toute manifestation qui
s'en réclamerait serait jugée et évaluée, mais parce que cette question
renvoie à une interrogation fondamentale touchant la nature intime des
faits religieux. Le paradoxe de la dissémination contemporaine de la
cabale et de sa pérennité historique est à l'image du religieux
contemporain. Son éclatement cache une tenace continuité, ses mille
transformations recèlent une tradition entêtée. Comment percer l'énigme
de cette situation ambiguë et quels outils théoriques mettre en œuvre
pour délivrer les bouleversements des nouveaux modes du croire de leur
chaos apparent ? La cabale est un excellent modèle de recherche en la
matière. De multiples groupes s'organisent, se forment et se reforment,
prenant la cabale pour leur "tradition" de référence tout en étant
largement ouverts à d'autres formes de pensée et de croyance. L'étude
de ce nomadisme du croire, qui, loin d'être un vagabondage hasardeux
comme il semblerait à première vue, emprunte des voies déjà ouvertes
dans les siècles qui nous ont précédés, constitue un domaine prometteur
que l'on aimerait développer dans cette revue. Dans la mesure où
l'objet "cabale" (qui reste à redéfinir au sein de la constellation
culturelle et religieuse d'aujourd'hui) est constitué non seulement
d'une littérature "classique" avec ses auteurs célèbres ou obscurs, ses
maîtres dont l'œuvre a fait autorité, ses doctrines mystiques,
théosophiques et théurgiques, ses écoles et ses courants, mais qu'il
est également un agrégat compact de croyances de toutes origines, un
réservoir de créativité artistique, de recettes magiques, qui se
combinent et jouent leur partie dans une société humaine dont les
frontières s'estompent, son étude doit faire appel à toutes les
spécialités capables d'éclairer chacun de ses aspects. A l'ouverture et
au polymorphisme de l'objet doit répondre l'interdisciplinarité des
approches. A vouloir se cantonner dans une seule d'entre elle, à se
nicher dans un seul des aspects de la cabale, on risque de perdre de
vue le phénomène en devenir et à tenir pour achevée une histoire en
constante mutation. L'absence quasi totale d'études de l'histoire et de
la littérature de la cabale depuis la seconde moitié du XIXe siècle à
nos jours témoigne d'une carence qui doit être elle-même bien comprise.
Depuis un siècle et demi les cabalistes ont-ils seulement répété leurs
prédécesseurs, sans rien ajouter ou transformer, ont-ils été totalement
indifférents aux événements et à leur environnement ? Quelle place
accorder aux cohortes d'auteurs et de groupuscules qui se sont réclamés
de la cabale, écrivant dans toutes les langues et réinventant bien
souvent une "cabale" à leur façon. La distinction entre une "vraie
cabale" et une "fausse", une cabale originelle et une cabale de seconde
main nous a toujours paru quelque peu fallacieuse. Non pas que nous
voudrions ignorer la distance culturelle très grande qui sépare un
cabaliste de Bagdad portant turban et écrivant dans un hébreu
rabbinique forgé au Moyen Âge et un grand bourgeois parisien
politiquement très influent, entre un R. Yehoudah ben Moshé Fetayah et
un Gérard Encausse (Papus), mais tous deux vénéraient les mêmes textes,
dialoguaient avec des esprits qu'ils appelaient du même nom, et surtout
se référaient, chacun à sa façon et pour des motifs totalement
distincts, à la même tradition. La répugnance des grandes écoles
universitaires israéliennes ou américaines où la cabale est enseignée
envers les formes de cabale modernes et contemporaines pourrait n'être
que le reflet, au sein même de l'univers académique et sécularisé, de
l'aversion des milieux du judaïsme orthodoxe envers ces formes de
cabale considérées comme impures et pernicieuses.
Nous aimerions encourager au sein de cette revue l'éclosion d'une large
discussion concernant l'ensemble des points que nous avons soulevés. Il
n'est pas question de sacrifier le présent au passé ou le passé au
présent. Des oeuvres poétiques à des exégèses bibliques, des systèmes
de pensée médiévaux à des études sur la société contemporaine, des
conceptions philosophiques à des pratiques de transe extatique - et
vice versa. Comme il n'est guère d'oeuvres de l'esprit ou
d'institutions culturelles et religieuses qui n'ait été visité par la
cabale, que celle-ci a investit toutes les possibilités du croire et
qu'elle s'est transformée à chaque fois tout en demeurant la tradition
de référence, il revient à la recherche d'en rendre compte et d'éviter
d'en négliger aucun aspect.
C'est donc sous le signe de l'interdisciplinarité que nous plaçons
cette revue électronique, la première du genre en ce domaine. Il n'est
sans doute pas de meilleur vecteur pour exaucer notre vœu de voir se
connecter toutes les branches de la recherche qu'un réseau
international de communication électronique qui devient tous les jours
plus dense et plus habité.
Charles Mopsik, pour l'ensemble de la rédaction.
1. Voir Kabbalah, New Perspectives, New Haven et Londres, 1988, chap. 10, §.
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