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La sagesse de ben Sira, traduit de l'hébreu, introduction, annotations et index, par Charles Mopsik, 350 pages. "Les Dix Paroles", Verdier, Paris, année 2003.
Extraits lu par Charles Mopsik pour le docu-film : La sagesse de Simon Ben Sira. 

     
LA SAGESSE DE SIMON BEN SIRA


 


Par Charles Mopsik, 24 03 2003

Présentation film

Nous parlerions d’éthique. Les anciens l’appelaient sagesse. Mot qui exhale aujourd’hui l’odeur des choses passées. Le fils de Ben Sira, un hébreu – c’est vrai qu’il écrivait en hébreu – ou plutôt un judéen – parce qu’il habitait à Jérusalem ou dans ses environs vers 180 avant l’ére chrétienne, écrivit un épais ouvrage qui devint le livre plus volumineux de la Bible catholique, et le plus ancien texte de sagesse juive, hors de la Bible juive. Qui était ce scribe inspiré ? Ce philosophe sans philosophie, enseignant une sagesse séculaire qu’il sut réactualiser pour les hommes de son temps, tentait de rassembler des disciples dans son école de sagesse. Il écrivait d’abord à leur intention. Notes de cours rassemblées et couchées en formes poétique, œuvre d’une vie studieuse, ponctuée de multiples voyages à travers l’orient, la sagesse de Ben Sira nous permet d’accéder à une étape ultime du développement du judaïsme d’avant la révolte des Maccabées, à mi-chemin entre la sagesse biblique des Proverbes de Salomon ou de l’Ecclésiaste, et la sagesse rabbinique de la Michnah et du Talmud.

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Chapitre 43

1 La beauté des hauteurs, le firmament limpide - 1

Le ciel lui-même reflète son éclat - 2.

2 Le soleil dès sa sortie - 3

manifeste son empire - 4 ,

instrument formidable, œuvre du Très-Haut - 5 !

3 A son midi il fait bouillir le sol,

et face à la sécheresse qui poursuit sa besogne - 6 ?

4 Four embrasé, ouvrage compact,

le rayonnement solaire incendie les montagnes - 7.

Langue flamboyante il consume la terre habitée,

et sous son feu l’œil est brûlé.

5 Car grand est le Seigneur qui l’a façonné,

et dont les paroles dirigent ses coursiers - 8.

6 La lune aussi fait cheminer le temps,

maîtresse des dates et signe perpétuel - 9.

7 Par elle la fête et d’elle le pèlerinage,

et la chose opportune en sa révolution - 10.

8 La nouvelle lune, son nom l’indique, se renouvelle - 11 :

combien est-elle formidable lors de ce changement ! 

Outil pour l’armée des jarres célestes - 12, 

elle pave le firmament de son resplendissement.

9 Beauté du ciel et majesté des étoiles, 

ornement flamboyant dans les hauteurs divines - 13.

10 Selon la parole du Seigneur elle demeure en place - 14, 

et ne flâne pas lors de leur veillée - 15.

11 Vois l’arc-en-ciel et bénis son Auteur - 16,

car il est très majestueux en gloire.

12 De sa gloire il encercle la voûte céleste - 17,

la main de Dieu l’a étendu avec puissance.

13 Sa réprimande trace le sentier de la grêle - 18

et fait éclater les éclairs du jugement - 19.

14 Pour lui-même il perturbe un dépôt - 20

et dissipe les nuages de pluie comme des vautours.

15 Sa puissance renforce les nuées

et taille les pierres de grêle.

17 Le fracas de son tonnerre contracte sa terre - 21

16a et par sa force il ébranle les montagnes.

16b Un mot de lui déchaîne le vent du sud,

la tornade, l’ouragan et la tempête - 22.

Il fait virevolter sa neige comme des oiseaux

et comme des sauterelles qui se posent elle descend.

18 La beauté de sa blancheur éprouve les yeux

et de sa chute le cœur est étonné - 23.

19 Il verse aussi le givre comme du sel,

et il bourgeonne comme des fleurs sur un buisson.

20 Il fait souffler la froidure du vent du nord

et il durcit les lacs comme des mottes de terre.

Sur toute flaque d’eau il étend une croûte, 

et revêt les étangs comme d’une cuirasse.

21 La canicule brûle le produit des collines,

et les tendres herbages comme une flamme.

22 Guérit tout : le nuage de pluie,

et la rosée échevelée engraisse le sol aride.

23 Sa pensée apaise Rahab - 24,

et plante des îles dans l’Abîme.

24 Ceux qui descendent à la mer racontent ses confins - 25, 

à écouter nos oreilles, nous sommes stupéfaits - 26.

25 Là sont des merveilles, les plus étonnantes de ses œuvres,

toute espèce de vivant et les monstres de Rahab - 27.

26 Pour lui le messager réussit - 28,

et selon ses paroles il agit volontiers - 29.

27 Comme cela encore nous n’ajouterons rien,

le dernier mot est : Il est tout- 30.

28 Exultons encore car nous n’en viendrons pas à bout,

il est tellement plus grand que toutes ses œuvres - 31!

29 Si formidable est le Seigneur,

et ses prouesses si prodigieuses - 32 !

30 Vous qui glorifiez Dieu poussez un cri - 33

autant que vous le pourrez, car il y a encore de quoi !

Vous qui l’exaltez, renouvelez vos forces, 

et ne vous lassez pas, même si vous n’en venez pas à bout - 34.

32 Les merveilles abondent et de plus fortes que celles-là - 35,

de ses œuvres, j’en ai vues bien peu - 36.

33 Tout cela [Dieu l’a fait], 

et aux [hommes valeureux il donne la sagesse - 37.

*

1 Car voilà ce que fait celui qui craint YHVH,

et celui qui embrasse l’instruction- 38

parvient jusqu’à elle - 39.

2 Elle va au-devant de lui comme une mère - 40

et elle l’accueille comme la femme de sa jeunesse - 41.

3 Elle le nourrit du pain de la lucidité

et l’abreuve des eaux de l’intelligence - 42.

4 Sur elle il s’appuie et ne chancelle pas,

à elle il se fie et il n’est pas déçu - 43.

5 Elle l’exalte au-dessus d’autrui

et au milieu de l’assemblée elle lui ouvre la bouche - 44.

6 Il trouve allégresse et joie

et elle lui lègue un nom impérissable - 45.

7 Les gens vains ne l’obtiennent pas - 46

et les arrogants ne la voient pas.

8 Elle est loin des moqueurs,

et les hommes de tromperie ne l’évoquent pas - 47.

9 La louange ne convient pas dans la bouche du méchant,

car elle ne lui a pas été donnée en partage par Dieu - 48

10 C’est la bouche du sage qui profère la louange

et celui qui en a la maîtrise peut l’enseigner - 49.

11 Ne dis pas : c’est de Dieu que vient mon péché,

car ce qu’il hait il ne le fait pas.

12 Ne dis pas : c’est lui qui m’a fait trébucher - 50,

car il n’a pas besoin des hommes de violence - 51.

13 YHVH hait la méchanceté et l’abomination

et il ne les suscite pas chez ceux qui le craignent - 52

14 Dieu dès le commencement créa l’homme - 53

et le livra au pouvoir de sa conformation - 54.

15 Si tu le désires, tu garderas le commandement - 55

et l’intelligence pour faire sa volonté - 56.

16 Devant toi ont été placés feu et eau - 57 :

étends ta main sur ce que tu désires.

17 Devant l’homme est la vie et la mort - 58,

et ce qu’il désire lui sera donné.

18 Abondante est la sagesse de YHVH,

il déborde de puissance et voit tout - 59.

19 Les yeux de Dieu contemplent ses œuvres

et il connaît chaque action de l’homme - 60

20 Il n’a commandé à personne de pécher

et il n’épargnera pas les hommes de tromperie - 61


Chapitre 13

1 Qui touche la poix, sa main s’y colle,

ainsi qui s’associe à l’arrogant apprend sa voie - 62.

2 Pourquoi porter ce qui es trop lourd pour toi,

et à plus riche que toi pourquoi t’associer ?

Le pot de terre s’associe-t-il au chaudron de fer ?

qu’il le heurte et le voilà brisé - 63 !

3 Le riche opprime-t-il, c’est lui qui se plaint,

le pauvre est-il écrasé, c’est lui qui demande pardon.

4 Si tu lui es utile, il t’exploite,

et si tu faiblis, il se passe de toi.

5 Si tu t’enrichis, il te donne de belles paroles,

et il te ruine sans en avoir scrupule.

6 A-t-il besoin de toi, il se tourne vers toi,

te sourit et te fait des promesses.

7 Pendant qu’il profite de toi, il se moque de toi,

deux fois, trois fois, il t’intimide.

Puis il te regarde, passe devant toi,

et hoche la tête dans ta direction - 64.

8 Prends donc garde de ne pas être trop audacieux,

et ne ressemble pas à ceux qui manquent de savoir - 65. 

9 Si un prince s’approche, éloigne-toi - 66,

et il ira d’autant plus à ta rencontre.

10 Ne te rapproche pas de peur qu’on ne t’éloigne,

et ne t’éloigne pas de peur d’être détesté - 67.

11 Ne croie pas que tu peux être libre avec lui - 68,

et ne te fie pas à l’abondance de ses propos.

Car cette abondance de paroles n’est qu’une épreuve - 69:

en te souriant, il te sonde - 70.

12 Le cruel s’impose comme gouverneur et il est sans pitié - 71,

contre la personne de beaucoup il conspire - 72.

13 Fais attention et sois sur tes gardes

et ne marche pas avec les hommes violents.

15 Toute chair aime sa propre espèce

et tout homme ce qui lui ressemble - 73.

16 Toute chair est proche de sa propre espèce

et à sa propre espèce l’homme s’associe.

17 Est-ce que le loup s’associe avec l’agneau - 74 ?

ainsi du riche avec le démuni - 75.

18 L’hyène vit-elle en paix avec le chien - 76 ?

comment peut-il y avoir de paix entre riche et pauvre ?

1 - La phraséologie vient d’Exode 24:10. Le poème qui suit décrit en détail les splendeurs de la nature en insistant sur le spectacle visuel qu’elle offre aux yeux de qui la contemple. Il est unique en son genre dans la littérature hébraïque ancienne : aucun texte biblique n’a été aussi précis ni lyrique dans sa peinture du cosmos.
2 - אר מרום ורקיע לטהר עצם שמים מ[ראה] הדרוM avec corr. d’après B et G). Comparez avec Psaumes 19:2 : « Le ciel raconte la gloire de Dieu, le firmament proclame l’œuvre de ses mains. » L’idée qui se dégage du texte de Ben Sira est différente : le ciel et le firmament ne se contentent pas de « dire » à leur manière la gloire divine, mais ils la rendent visible, la manifeste par leur beauté même. « Son éclat » se réfère à la lumière divine, à sa magnificence. En contemplant la voûte lumineuse du ciel, c’est un peu de la splendeur de Dieu même que l’on voit.

3 - Pour l’expression voir Isaïe 13:10. Dans l’astronomie antique, le soleil, chaque matin, sort de son « écrin » comme un glaive de son fourreau et répand sa chaleur brûlante. Voir Talmud de Babylone, Nédarim 8b, Gittin 76b, passim

[4] נכסה, avec M. Ce terme qui signifie propriété, domaine, semble être employé ici dans un sens emphatique. TAB traduit, à partir d’une correction proposée par Yadin : « sa plénitude », suggestion peu convaincante. Le Ms. B porte : « sa chaleur » (hamah).

[5] Nous suivons M. Le B porte : « Qu’elle est formidable, l’œuvre de YHVH » ! Malgré son caractère grandiose, le soleil n’est qu’un « instrument » (kéli) créé par Dieu.

[6] ולפני חרב מי יתכלכל (= M, corr. avec B). La « sécheresse » ou encore l’« épée » - חרב -, autre possibilité de traduction, celui-ci est une image classique du soleil flamboyant (voir Genèse 3:24). « Qui poursuivra sa besogne », litt. : « qui trouvera sa subsistance » : il s’agit probablement d’une référence à la nécessité de cesser toute activité professionnelle quand le soleil est à son zénith et que sa chaleur est insupportable. Une pause dans le travail à ces heures-là dans les régions chaudes et arides est un impératif.

[7] כור נפוח מעשה מוצק שלוח שמש ידליק הרים (M complété par B). Le soleil est comparé à un four fait d’une matière dense et d’un seul tenant, sans doute du métal moulé en un seul bloc. « Rayonnement » traduit chilouah, litt. « envoi, émission ».

[8] Comparez avec Hymnes homériques, hymne 31 : « Il [le dieu Soleil] commande à ses chevaux […] Il guide des chevaux mâles » (ligne 8 et 14,, Hésiode, trad. J. L. Backès, p. 334-335). 

[9] Les Juifs de l’Antiquité suivaient un calendrier lunaire, d’où l’importance particulière que Ben Sira accorde à cet astre. Voir Genèse 1:14, Psaumes 104:19. Comparez avec Hymnes homériques, 32 : « C’est d’elle [la lune] que vient la lumière, signe du ciel, qui s’épand […]. Signe et gage pour les hommes » (Hésiode, trad. Backès, p. 336-337).

[10] Texte de M. C’est grâce aux mouvements de la lune que l’on repérait les saisons et les fêtes ; voir Nombres 28:11, Osée, 2 13, Amos 8:5, Isaïe 1:13. Pour la fête de pèlerinage (hag), voir Exode 10:9, 23:14, 17, Juges 21:19, pass. La lecture de B permet de traduire : « Par eux [le soleil et la lune] viennent la fête et les temps prescrits. » Selon Y. Yadin, l’insertion de la mention du « soleil » est importante pour l’histoire religieuse, car elle pourrait impliquer que le texte de B aurait été influencé par une recension de Ben Sira issue de la secte de la mer Morte (Qumrân), dont les membres tentèrent d’introduire le soleil comme facteur pour déterminer les saisons.

[11] Néoménie ou mois se dit hodech en hébreu, substantif formé à partir du verbe hadach, se renouveler, d’où l’insistance sur la relation entre ces termes.

[12] La lune est comparée aux feux qui servaient de signaux de reconnaissance pour diriger les mouvements des camps des armées antiques. Ici, ces armées sont les « jarres célestes », c’est-à-dire les nuages, porteurs de pluie.

[13] תור שמים והוד כוכב עדי משריק במרומי אל (M corr. par marge de B). Comparez avec Hymnes homériques 32 : « Elle répand tout le temps qu’elle est croissante du haut du ciel les splendeurs les plus claires » (trad. Backès, p. 337). L’expression meromey el (hauteurs de Dieu), ne se rencontre pas dans la Bible. Le caractère divin du ciel, considéré comme le domaine de Dieu, nonobstant sa demeure dans le Temple de Jérusalem, est exceptionnellement accentué dans le texte de Ben Sira. Mais voir déjà Psaumes 115:16 : « Le ciel est le ciel de YHVH, et la terre il l’a donnée aux êtres humains. » 

[14] בדבר אדני יעמד חק (= M). La lune conserve la même trajectoire, fixée par Dieu dès l’origine. On peut traduire aussi : « … elle perpétue la loi ». 

[15] La lune continue sa course même quand les étoiles scintillent (« veillent »), et sa lumière surpasse celle de tous les autres astres nocturnes.

[16] Première allusion dans l’histoire du judaïsme à la bénédiction de l’arc-en-ciel, qui fera partie des eulogies prescrites par les maîtres de la tradition rabbinique.

[17] L’identification de la gloire divine et de l’arc-en-ciel vient d’Ezéchiel 1:28 : « C’était comme l’aspect de l’arc qui est dans la nuée un jour de pluie, tel était l’aspect de la clarté environnante. C’était l’aspect, la ressemblance de la Gloire du Seigneur. »

[18] Voir Psaumes 18:16, 104:7, II Samuel 22:16.

[19] Voir Psaumes 18:8-20, Isaïe 29:6. L’ensemble des phénomènes célestes violents sont perçus comme des manifestations du jugement ou de la colère divine. 

[20] Dans Job 28:22, il est question d’un dépôt de neige et de grêle. Ces réservoirs célestes (litt. « trésors ») sont des appellations poétiques désignant les nuages. « Pour lui-même », dans le sens de « pour son propre but », comme le fait d’exercer son jugement sur le monde. Les phénomènes météorologiques ne sont pas dûs au hasard mais ont une finalité fixée par Dieu.

[21] Voir Psaumes 29:8.

[22] Pour ce stique et les précédents, voir Psaumes 18:8, Isaïe 29:6, 40:24, 41:16, Jérémie 23:19, 30:23, Ezéchiel 13:11, 13.

[23] A l’effroi du paragraphe précédent, succèdent l’étonnement, la stupéfaction (vers. 24-25), face au caractère prodigieux (vers. 29) des phénomènes pourtant ordinaires décrits ici, avec force comparaisons empruntés à la végétation, à la faune, à la nature en général. Ben Sira invite ainsi le lecteur à prendre conscience du miracle quotidien et routinier de l’existence. Le monde physique n’est au fond qu’un reflet de Dieu même (vers. 1b, 27b) et l’art poétique rend sensible, en partie au moins, cette évidence cachée (vers. 32). Il n’est donc nul besoin d’extase mystique et de voyage céleste pour contempler, comme dans les apocalypses, les mystères divins. Ouvrir ses yeux (vers. 11) devant le ciel étoilé, le soleil, la lune, l’arc-en-ciel, sentir le vent et la canicule, regarder les nuages de pluie, la neige et le givre, écouter les récits des marins, dans un monde en continuel renouvellement, suffit pour accéder à Dieu.

[24] Sa « pensée » et pas même sa parole. La seule évocation intérieure du projet divin suffit à agir sur les créatures les plus gigantesques. Rahab est le monstre marin mythique évoqué dans Isaïe 30:7, 51:9, Job 9:13, 26:12, Pasumes 87:4, 89:11. La majesté de la mer est décrit aussi dans Psaumes 104:24-26. 

[25] Phraséologie tirée d’Isaïe 42:10 et de Paumes 107:23-24 : « Descendus en mer sur des vaisseaux, pour faire du négoce sur les grandes eaux, ceux-là ont vu les œuvres de YHVH, et ses merveilles dans le gouffre ». « Descendre à la mer » signifie « entreprendre un voyage en mer ». Il s’agit des navigateurs, des marins. Ce type d’expression a été utilisée dans la littérature des Palais pour désigner ceux qui entreprennent un voyage céleste, les yordey merkabah, « ceux qui descendent à la merkavah », voyagent vers le char divin. Selon Lévi, cette expression pourrait signifier ici « les plongeurs », qui « racontent les choses terrifiantes qui sont au fond de la mer, dans les réservoir de l’abîme ». Nous traduisons קצהו par « ses confins », alors que selon Lévi (qui traduit « des détails ») et Segal, ce mot a ici le sens de « une petite partie », à savoir : les marins ne racontent qu’une petite partie de l’océan. Selon que l’on considère ceux qui « descendent à la mer » comme des navigateurs ou des plongeurs, le mot traduit ici par « confins », se réfère soit à l’immensité inouïe de l’océan, soit à la profondeur insondable de la mer.  Il se pourrait, au reste, que Josué ben Sira avait en vue les deux motifs simultanément quand il a choisi son vocabulaire.

[26] Comparez avec l’expression française : ne pas en croire ses oreilles.

[27] A savoir les monstres marins comme le Léviathan, le « serpent fuyard » et le dragon de la mer » (Isaïe 27:1) et voir Job 9:13, Ezéchiel 32:2, Jonas 2:1. 

[28] C’est l’hébreu maleakh qui est utilisé ici ; ce mot se traduit aussi par « ange ». Toute créature est considérée comme un « messager » de  Dieu qui remplit une fonction définit par la volonté divine.

[29] TAB traduit : « et à son commandement il accomplit sa volonté ». Mais « volonté » est sans suffixe pronominal en hébreu et nécessite une lecture différente.

[30] עוד כאלה לא נוסף וקץ דבר הוא הכל (= B). Comparez la première partie du verset avec Ecclésiaste 12:13 : « Fin du discours : tout a été entendu », et la deuxième partie avec ibidem suite : « Car c’est tout l’homme ». Il est clair que Ben Sira démarque ici les formules de l’Ecclésiaste, en prenant le contre-pied de son anthropocentrisme. L’expresson que nous traduisons par « il est tout » a été rendu aussi par « il est le Tout » ; mais il ne faut pas traduire l’article défini, indispensable en hébreu mais dont le français se passe pour dire la même chose. Un exemple de cette traduction fautive est donnée par H. Duesberg, « Il est le Tout : Siracide 43, 27-33 », Bible et vie chrétienne, 54, 1963, p. 29-32. Voir aussi G. L. Prato, Il problema della teodica in Ben Sira, p. 116-208. Expression semblable dans Zohar I, 126b. Beaucoup a été dit sur cette formule, considérée par de nombreux chercheurs comme de nature panthéiste et révélant une influence stoïcienne ; ainsi la Tob se fait l’écho de cette conception et considère cette expression comme « empruntée au stoïcisme » et manifestant l’ouverture de Ben Sira au monde hellénistique. Mais dans un travail récent, Sharon Lea Mattila a prouvé de façon convaincante l’inanité de cette interprétation, dans « Ben Sira and the Stoics : A Reexamination of the Evidence », Journal of Biblical Literature (JBL), 119, 3, 2000, p. 477 et 493-495. La même chercheuse établit en outre ce qui pourrait bien être la véritable signification de cet hémistiche ; elle prend appui sur un ancien fragment du Document de Damas retrouvé à Qumrân, également non panthéiste (4Q266 frag. 18). Ce texte, transcrit et amendé par les meilleurs spécialistes contemporains, porte : ברוכ את את הו הכול ובידיך הכול, traduit correctement dans Les manuscrits de la mer Morte par : « Béni sois-tu ! Tu es Tout car dans Tes mains sont toutes choses, et Tu es le Créateur de Tout » (p. 88), que nous préférerions traduire plus littéralement pour faire ressortir la troisième personne du singulier, par : « Beni sois-tu, toi il est tout, et dans tes mains est tout… » Comme l’indique les auteurs, il est possible que ce texte remonte à une version primitive non sectaire du troisième siècle av. J.C. (ibidem, p. 62), donc avant même la rédaction du Siracide. Selon l’article précité, « un terme comme ‘le tout’ a une portée sémantique plus étendue qu’un simple référent unique, et il semblerait que les référents possibles de ce mot dans le fragment peuvent être non seulement toutes les œuvres physiques de la création, que Dieu a fait et qui sont en son pouvoir, mais aussi la plus grande réalité métaphysique de Dieu lui-même, qui remplit mais aussi transcende sa création […]. La même portée sémantique plus étendue de ha-kol est également la seule façon logique de réconcilier dans Ben Sira l’idée que Dieu est à la fois tout et cependant plus grand que toutes ses œuvres » (p. 495). Et S. Mattila cite Jérémie 23:24 : « N’est-ce pas moi qui remplis le ciel et la terre – oracle du Seigneur », et Psaumes 139:7-12, pour montrer que Ben Sira exprime ici  une notion qui remonte à la Bible hébraïque. « Il est tout » signifierait donc : bien que Dieu soit transcendant, il remplit aussi sa création. « Il est présent partout », il est « avec tout ». Il convient de rappeler ici le fait que l’hébreu met en ellipse le verbe être au présent, ce qui permet de traduire, très littéralement, la formule en question par : « lui le-tout », ce qui peut s’entendre non pas d’une identification pure et simple de Dieu avec tout, à savoir toutes choses, l’univers, mais d’une relation plus subtile où le signifiant « tout » n’est pas signifié, et donc épuisé, par « il » ou « lui » (hou), mais par laquelle il est emporté vers un autre signifiant, et le dépasse dans son élan vers lui, après l’avoir embrassé ou enveloppé. Ne perdons pas de vue que le début du verset indique la direction à suivre pour le comprendre : « le dernier mot », ou litt. « la limite de la parole », c’est que « il est tout ». Présenter « il est tout » comme « limite » ou « extrémité (qets) de la parole », au-delà de laquelle il n’y a plus rien à dire, revient à considérer qu’est ainsi énoncé que l’on se situe au seuil de l’indicible, et que ce « tout » ne renvoie pas seulement en arrière, au connu, à la création, mais à un devant qui s’ouvre sur un abîme de silence, un au-delà de la parole et un au-delà de « l’être tout ». Voir le verset et la note suivante. Le latin traduit : ipse est in omnibus (il est en tout).

[31] נגלה עוד כי לא נחקור והוא גדול מכל מעשיו (= B et corr. marge). Ben Sira invite ses lecteurs à se réjouir, au lieu de s’attrister, de ce que Dieu, étant tout, « nous n’en viendrons pas à bout », nous n’atteindrons aucune limite, aucun fond (חקר), quand on le cherche (נחקור) ; cette quête étant sans limite, elle continue toujours, d’où la jubilation permanente devant les prodiges qui s’offrent à nous. En résumé, « Dieu est tout et plus grand que tout », il remplit et déborde tout, mais si l’on peut percevoir partout sa présence, son « débordement » est insondable et indicible. Et, pour Ben Sira, ce n’est pas l’austère recueillement qui doit en être la conséquence sur le plan humain, mais la jubilation et le chant de glorification, voire le cri de joie. Voir Psaumes 145:3. Dans la littérature hébraïque médiévale, on rencontre plusieurs des présentes formulations de Ben Sira. Un poète et un philosophe judéo-espagnol comme Salomon ibn Gabirol (1020-1057), utilise le mot « tout » dans ses poèmes en lui conférant deux sens : d’une part « Tout » est une épithète qui désigne Dieu, et d’autre part il se réfère à l’univers ou au tout de la création ; voir Y. Liebes, « R. Solomon ibn Gabirol’s Use of of the Sefer Yesira and a Commentary on the Poem ‘I love thee’ », Jerusalem Studies in Jewish Thought, 6, 1987, p. 108-109 (en hébreu) ; J. Schlanger, « Sur le rôle du ‘Tout’ dans la Création selon ibn Gabirol », Revue des Etudes Juives, 124, 1965, p. 125-135. C’est le cas aussi d’autres poètes philosophes, comme Abraham ibn Ezra (1092-1167), cf. par ex. son commentaire sur Genèse 1:26 : « Dieu est l’Un, et il est le Créateur de Tout et il est le Tout, bien que je ne puisse pas l’expliquer » (והשם הוא האחד והוא יוצר הכל והוא הכל). E. Wolfson estime que l’usage de cette terminologie reflète l’influence de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne (Proclus), pourtant elle est parfaitement conforme aux sources hébraïques de l’Antiquité et pourrait avoir été entremêlées avec ces dernières, voir « God, the Demiurge and the Intellect: on the Usage of the Word Kol in Abraham ibn Ezra », Revue des Etudes Juives, 149, 1-3, 1990, p. 77-111 ; Y. Liebes, dans son article précité, invoquait pour sa part, et croyons-nous inutilement, des sources gnostiques comme l’Evangile de Vérité (p. 120-121). Il semble plus probable qu’au moins des extraits du Siracide étaient encore connus des poètes et philosophes juifs des Xe et XIe siècles et qu’ils ont pu les associer dans leurs écrits à des concepts néoplatoniciens.

[32] נו[רא אדני מ]אד מאד ונפלאות גבורתו (B et corr. marginale). TAB traduit le second stique : « et sa puissance est merveilleuse ». Voir Psaumes 96:4-6, 10, Daniel 9:4.

[33] Nous restaurons le début du passage dont deux ou trois mots sont tronqués. Le fin du stique est un emprunt à Isaïe 13:2.

[34] Le verset 31 manque en hébreu. Leçon de G : « Qui l’a vu pour le décrire et qui le louera comme il est ? » Cf. plus haut, 42:17ab et Psaumes 106:2. Mais il se pourrait qu’il s’agisse d’une interpolation de G, qui tente d’atténuer le caractère apparemment audacieux de plusieurs affirmations de Ben Sira. 

[35] רוב נ[פ]ל[א וחז]ק [מ]אלה. Plus « fortes » que celles qui ont été décrites tout au long du poème. On pourrait lire aussi, en s’appuyant sur G : רוב נעלם, « nombreuses sont les choses cachées », d’où la traduction de TAB : « Au-delà d’elles, beaucoup de choses demeurent cachées ». Voir Job 26:14.

[36] מעט ראיתי ממעשיו. L’ordre des mots dans la traduction ne restitue pas le parallélisme d’opposition entre les mots rov (beaucoup, abondent), et me’at (peu), situés chacun au début de chaque stique : abondent les merveilles… peu j’en ai vues. Il y a un contraste flagrant, un fossé qui ne peut être comblé entre la surabondance des merveilles de la création et le nombre infime que Ben Sira dit en avoir vu. Qu’elles soient invisibles ou trop nombreuses pour être aperçues, le verset répète encore l’idée dominante du passage : l’homme face à la création est confronté à l’illimité, ce qui lui permet de rencontrer son Créateur, à la fois comme totalité et infini, remplissant et transcendant sa création.

[37] Ce verset assure la transition avec la partie qui suit. Anchey hessed (« hommes valeureux, fidèles »), que l’on retrouve dans 44:1 et 44:10, peut être traduit aussi par « hommes constants », « dévoués », « consistants », « solides ». Cette expression, sous cette forme plurielle, n’apparaît qu’une seule fois dans la Bible, en Isaïe 57:1 (Tob traduit : « les hommes de bien »). Au singulier, « homme valeureux » ou « fidèle » est plus fréquent, voir Psaumes 12:2, 30:5, 31:24, 37:28, 50:5, I Samuel 2:9, Michée 7:2. Dans Proverbes 11:17, « homme valeureux » est en parallélisme d’opposition à « cruel » et signifie alors « bienveillant, bienfaisant ». Sur la sagesse ou l’intelligence donnée par Dieu, voir 38:6, 45:26.

[38] Ou « ceux qui détiennent, manient, l’instruction ». Dans Jérémie 2:8 cette expression (« embrasser ») désigne les prêtres qui sont supposés guider le peuple. Il s’agit ici du scribe qu’il soit prêtre ou pas, qui se voue à l’étude et à l’enseignement de l’Instruction ou Torah. Le mot torah ne semble pas ici une désignation générique de « l’instruction », mais elle se réfère précisément à l’enseignement du Pentateuque (le livre de Moïse).

[39] ותופש תורה ידריכנה. Jusqu’à « elle », à savoir jusqu’à la sagesse. La crainte de Dieu et la pratique de la Torah mènent à la sagesse. Ici la Torah (que TAB et d’autres traduisent par Loi) n’est pas identifiée à la sagesse, elle est seulement le moyen d’y accéder.

[40] Cette imagerie maternelle appliquée ici à la sagesse avait été appliquée à Dieu lui-même dans Isaïe 49:15 et 66:13. Dans Proverbes 1:8, « l’instruction » (torah) semble être l’apanage de l’éducation de la mère : « Ne néglige pas l’instruction de ta mère. »

[41] Pour l’expression, voir Proverbes 5:18, Cantique 4:9, 12, 5:1, Jérémie 3:4. Comparez surtout avec Proverbes 7:4 : « Dis à la sagesse : tu es ma sœur, et réclame l’intelligence pour parente. » Mais Ben Sira est le seul auteur hébreu de l’Anquité qui ait comparé la sagesse à la mère ou à la jeune épouse de façon explicite, bien qu’il soit possible que cette assimilation soit implicite dans Proverbes 4:8 : « Etreins-là et elle t’élévera, elle t’ennoblira si tu l’embrasses. » Dans ibidem, 9:1-3, la sagesse est personnifiée en tant que figure féminine. 

[42] Comparez avec Proverbes 9:5 : « A qui est dénué de sens, elle [la sagesse] dit : Allez, mangez de mon pain, buvez du vin que j’ai mêlé. » Plus tard, la Torah sera souvent comparée au pain et à l’eau dans la littérature rabbinique. Voir Talmud, Chabbat 120a, Genèse Rabba 70, Cantiques Rabba 1:4.

[43] Ce qui est dit ici de la sagesse a été énoncé ailleurs dans la Bible sur Dieu lui-même, voir Psaumes 18:19, 22:6, 25:2. 

[44]A savoir : elle le rend éloquent en public, cf. Proverbes 24:7. Idée reprise dans la Michnah, Avot 6:1 : « Elle [la Torah] le grandit et l’exalte au-dessus de tout ».

[45] Dans Isaïe 56:5, c’est Dieu qui donne aux eunuques fidèles un « nom impérissable. ». 

[46] L’expression « gens vains » (metey chav) figure aussi dans Job 11:11 et Psaumes 26:4.

[47] Voir Proverbes 14:6, pour l’idée. La figure de l’homme de mensonge » (ou de « tromperie ») représentera l’adversaire par excellence du « maître de justice » dans plusieurs des textes retrouvés à Qumrân. Le verset de Proverbes 19:22 semble être la source principale de cette expression. Il se peut que les versets de Ben Sira qui utilisent aussi cette expression aient joué un rôle dans sa cristallisation, voir aussi plus bas, vers. 20.

[48] Tout dans la nature fait la louange des œuvres de Dieu, mais les méchants, qui contreviennent à la loi établie par le Créateur, ne sont pas dignes de chanter sa gloire.

[49] Allusion possible aux hymnes de louanges (aux psaumes), que les sages savent comment composer et enseigner aux autres

[50] Sans avoir voulu le péché (comme il a été dit au verset précédent) Dieu en aurait donné à l’homme l’occasion ou l’opportunité. A rapprocher d’une sentence d’Euripide : « Le plus facile, tu l’as dit, c’est d’accuser les dieux » (cité par Plutarque dans Des contradictions des stoïciens, in Les Stoïciens, I, p. 121).

[51] Mais Dieu n’a pas besoin de faire des hommes violents les instruments de sa volonté, sa providence se passe de leur « concours » involontaire. Ben Sira s’élève contre une idée répandue dans le monde hellénistique ; voir par ex. Eschyle, Fragment 160 : « « Dieu chez les mortels fait naître le crime, quand il veut ruiner entièrement une maison. »

[52] Pour être la cause de leurs péchés. On ne peut lui faire endosser les fautes des hommes.

[53] אלהים מבראשית ברא אדם. Au lieu de « l’homme », on lire aussi un nom propre : « Adam ». Emprunt à Genèse 1:1. TAB considère ce verset comme crucial pour comprendre la doctrine de Ben Sira sur le libre arbitre.

[54]ויתנהו ביד יצרו . יצרו : Ce mot (yistro, trad. par « conformation ») est employé dans de multiples sens dans la Bible. Il signifie « vase d’argile » (Is. 29:16), « forme d’un homme » fait d’argile (Ps. 103 :14), ce qui est formé dans l’esprit, l’imagination (Gen. 6:5, 8:21, Deut. 31:21 etc.). TAB considère qu’il signifie ici « libre choix, volonté libre ». Ben Sira affirmerait donc que l’homme depuis qu’il a été créé jouit de la liberté de choix ou libre arbitre. Lévi traduit ce mot par « penchant ». La traduction par « libre volonté » est purement contextuelle et n’est satisfaisante qu’en fonction des trois versets qui suivent. Nous proposons d’entendre ici yetser par « conformation » ou « disposition », qui est moins marqué théologiquement que « libre arbitre » et se situe à mi-chemin entre la liberté et le déterminisme. On peut entendre : Dieu le livra au pouvoir de ce qu’il est, de sa nature intime, en un mot de lui-même, d’où l’idée de liberté qui peut en être inférée, mais de façon indirecte. Au sens verbal, il s’agit d’un quasi-synonyme de « créer ». Voir Jean Hadot, Penchant mauvais et volonté libre dans la sagesse de Ben Sira, (L’Ecclésiastique), p. 91-103. Voir aussi plus bas, 27:6, un autre usage de ce terme, qui signifie plutôt « prédisposition », « caractère acquis par l’éducation ou par l’habitude ». L’usage rabbinique donnera à ce mot le sens de « penchant », « inclinaison », « passion » bonne ou mauvaise.

[55] TAB traduit « hefets » par « choisir », au lieu de « désirer », ce qui est conforme à son option théologique, mais qui oblitère la portée affective ou passionnelle de ce verbe, qui est mieux rendu par « désirer » dans un texte où « conformation » est vu comme un synonyme de « penchant, inclinaison », et non de « libre choix ». En outre, la notion de « libre choix » implique une clarté totale concernant les options possibles, alors que la notion de « désir » ou « d’inclination » introduit des dimensions supplémentaires, qui peuvent être plus ou moins obscures, dans ce qui détermine les actes. Il importe de ne pas laisser sombrer la pensée de Ben Sira dans un simplisme théologique stérile, ce qui a été largement le fait des divers traducteurs jusqu’à présent. Ainsi, li dépend de l’homme de maîtriser sa « conformation », donc ses envies, pour garder « le commandement ». Comparez avec la Michnah, Avot, 4 :1 : « Ben Zoma dit : […] Qui est un héros ? Celui qui soumet son penchant (yitsro), comme il est dit : ‘Qui est lent à la colère vaut mieux qu’un héros, qui est maître de son esprit vaut mieux qu’un preneur de ville’ » ; cette maxime est à comparer avec Démocrite, § 214 : « Le courageux n’est pas celui-là seulement qui triomphe de ses ennemis, mais celui qui triomphe de ses désirs. Quelques-uns se rendent maîtres des villes, mais se rendent esclaves des femmes » (Les penseurs grecs avant Socrate, p. 182).

[56] Une variante dans B porte, au lieu de « et l’intelligence pour faire sa volonté » : « …et la fidélité pour faire la volonté de Dieu. » Mais « fidélité » a été substituée à « intelligence » pour rétablir les apparences de la cohérence entre les deux hémistiches du distique. C’est donc une retouche interpolée. A et B portent, en plus de cet hémistiche, un distique supplémentaire, qui est une interpolation extraite et traduite de S : « Si tu as foi en lui, toi aussi tu vivras (ou ressusciteras) ». TAB traduit : « Si tu le choisis, tu peux garder son commandement / la fidélité c’est de faire sa volonté ». Mais cette traduction n’est guère conforme à la syntaxe, elle sépare arbitrairement le verbe « garder » de « l’intelligence » (ou de « la fidélité »), alors qu’ils sont grammaticalement liés. Pour le deuxième stique, comparez avec Proverbes 19:8 : « Qui garde l’intelligence (la raison, trad. Osty) trouve le bonheur. » (trad. TOB). L’association étroite dans le texte de Ben Sira entre « garder le commandement » et garder « l’intelligence » ou la « raison » (tevounah), implique que la pratique aveugle de la Loi ne convient pas pour « faire la volonté » de Dieu, mais que cette pratique doit être liée au sens critique pour être accomplie. Ce qui donne toute sa portée à l’éloge de la sagesse, thème principal du Siracide, « sagesse » étant un quasi-synonyme « d’intelligence », mot qui appartient au vocabulaire sapiential et en est une des notions clés.

[57] Qui sont les symboles des deux extrêmes. Entre eux, il y a toute une palette de possibilités, dont le feu et l’eau représentent les deux pôles diamétralement opposés. A confronter avec l’opinion des Stoïciens, voir Alexandre d’Aphrodise, Du Destin, 181-13 : « Les [Stoïciens] rejettent l’idée que l’homme a la liberté de choisir entre des actions opposées… » (cité dans Les philosophes hellénistiques, t. II, p. 481).

[58] Emprunt à Deutéronome 30:15-19.

[59] Pour la vision de Dieu à laquelle rien n’échappe, comparez avec Proverbes 15:3, Job 34:21-22, Psaumes 33:13-15, 90:8, 139:1-4. Pour sa puissance formidable, voir Psaumes 46:2-10, 66:3-7, passim.

[60] L’ensemble de cette strophe a été résumée en une formule lapidaire par rabbi Akiba dans la Michnah, Avot, 3:15 : « Tout est scruté (ou tout est prévu), mais la liberté a été donnée. » Comparez avec Théognis 375 : « Tu [Zeus] connais l’esprit et les sentiments de chaque homme, ton empire domine toutes choses, ô roi… » (Poèmes élégiaques, p. 79). Comparez ce verset avec Avot 2:1 : « Sache ce qui est au-dessus de toi : un œil voit, une oreille entend et toutes tes actions sont inscrites dans un livre. »

[61] ולא החלים אנשי כזב. Nous corrigeons en suivant TAB : ולא יחמול. Ceux qui mentent en disant que Dieu a commandé aux hommes de commettre des fautes ne seront pas pardonnés. Une variante, qui tente visiblement d’harmoniser ce stique avec la première partie du verset, porte : « et il n’a pas enseigné des mensonges aux hommes de tromperie ». Un autre manuscrit ajoute : « Il n’a pas de pitié pour qui agit vainement ni pour celui qui trahit un secret ». Il est possible que Ben Sira désigne par les mots « hommes de tromperie », les partisans d’une doctrine religieuse qui mettent sur le compte d’un Dieu qui prévoit tout et qui peut tout, les fautes et les péchés des hommes, pour les exempter de toute responsabilité. Il semble que la doctrine visée soit celle des stoïciens ou d’une forme du stoïcisme ancien ; ainsi Chrysippe (277-204 av. J.C.) déclare dans son livre De la nature : « Le vice a un rapport particulier au reste des événements ; car il est conforme à la raison de la nature et il n’est pas, pour ainsi dire, inutile à l’univers ; sans lui il n’y aurait pas de bien » (in Plutarque, Des contradictions des stoïciens, Les Stoïciens, p. 123). La  « nature universelle » n’est autre que le Destin, la Providence et Zeus lui-même. Ben Sira développe une critique de cette conception semblable à celle que Plutarque développera à son tour dans son livre précité (p. 120-124). Voir aussi la réponse stoïcienne à ce type de critique dans Aulu-Gelle, VII, 2, 6, 13 (cité dans Les philosophes hellénistiques, t. II, p. 479). Pour une autre critique de l’idée selon laquelle Dieu ou les dieux pourraient provoquer la faute, voir Platon, République II, 379, X, 617: « La responsabilité appartient à celui qui choisit. Dieu n’est pas responsable. »

[62] Voir Théognis 35-36 : « Car c’est des gens vertueux que tu apprendras la vertu ; mais si tu te mêles aux méchants, tu perdras même l’esprit qui est en toi » (Poèmes élégiaques, p. 60). Cf. aussi Athénée XV, 695c. Notez que ce verset est devenu un proverbe populaire et a été cité deux fois par Shakespeare : Beaucoup de bruit pour rien (III, iii, 61) et Le roi Henri IV, partie I, II, iv, 460). 

[63] Une glose s’est introduite à cet endroit : « Ou le riche s’associe-t-il au pauvre ? ». Ben Sira semble faire allusion à une célèbre fable attribuée à Esope et rapportée entre autres par Faërne (fable 1) : « Un fleuve charriait un pot de terre et un d'airain. Le pot de terre disait à l'autre : Flotte à l’écart, ne m’approche pas, car si tu me touches, je me brise, même si sans le vouloir j'approche de toi. La vie est pleine de dangers pour le pauvre quand un maître puissant habite près de lui. » Maxime reprise par Jean de La Fontaine, Fables V, 2, qui conclut : « L'un contre l'autre jetés au moindre hoquet qu'ils trouvent. Le pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas que par son compagnon il fut mis en éclats, sans qu'il eût lieu de se plaindre. Ne nous associons qu'avec que nos égaux, ou bien il nous faudra craindre le destin d'un de ces pots. » Dans l’édition critique des Fables de La Fontaine publiée dans Les grands écrivains de la France, nouvelle édition, t. I, Paris, Hachette, s.d., publié vers 1880, Henri Régnier renvoie à Esope, fable 290 (Coray, p. 190), et donne de multiples références à d’autres reprises de cette antique parabole, depuis la littérature indienne et médiévale occidentale, jusqu’aux écrivains modernes, voir p. 368-369.

[64] Ces mimiques manifestent les moqueries du riche à l’égard du pauvre dont il tire avantage après l’avoir berné.

[65] TAB, avec une légère correction lit : « et ne sois pas réduit au silence avec ceux qui manquent de savoir ». Mais le texte hébreu fait sens sans aucune émendation, la correction proposée est superflue. Ben Sira conclut la strophe en demandant à son lecteur de ne pas faire comme s’il n’avait pas été informé par ses conseils de la conduite des riches et de la méfiance nécessaire dans leur fréquentation. Comparez avec Eschyle, Les Perses, 887 et suiv. : « Certes, il était sage, celui qui le premier établit en maxime et débita en apologue que s’unir à son égal est beaucoup le meilleur ; qui vit de son labeur ne doit pas ambitionner l’alliance ni du riche délicat, ni du noble orgueilleux ».

[66] Nadiv : un noble, un aristocrate appartenant à la sphère politique au pouvoir. Cette strophe et la précédente ont sans doute marqué Rabban Gamliel, l’auteur de cette maxime (Michnah, Avot 2:3) : « Prenez-garde à l’autorité, car [ses représentants] ne laissent personne s’approcher d’eux si ce n’est dans leur propre intérêt. Ils paraissent être des amis quand c’est pour leur avantage, et ils ne se tiennent pas près de lui au moment où il est opprimé. »

[67] Comparez avec Phibis 10:12-13 : « Ne t’approche pas – quand il n’en est pas temps – et ton maître n’aura pas de  haine contre toi. Ne t’éloigne pas, alors on ne te chercheras pas et tu ne lui seras pas désagréable. » (Papyrus Insinger, p. 31).

[68] A savoir: lui parler librement, d’égal à égal, être familier.

[69] Le Gaon Sa’adiyah cite cet hémistiche ainsi : « Car par l’abondance de paroles il t’éprouve. » (Segal, p. 85).

[70] Comparez avec la leçon de Saadia (citée par Lévi) : כי ברב שיח מנסה אותך ושחק לך וחקרך

[71] On peut traduire aussi : « Le cruel donne un [= devient] gouverneur et il est sans pitié. » Sous-entendu : la cruauté est un moyen efficace d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir. 

[72] אכזרי יתן מושל ולא יחמל על נפש רבים קושר קשר. Sens jugé difficile. TAB traduit en s’appuyant sur les versions: « Sans merci il conservera tes paroles comme une menace contre ta vie, et il n’épargnera pas l’oppression et les chaînes ». Mais l’hébreu tel qu’il est ne pose guère de difficultés. La dernière formule pourrait être traduite : « il lie des liens ». Peut-être s’agit-il d’une référence aux entraves à la liberté culturelle et religieuse imposée à la communauté juive (désignée par rabim, « beaucoup »), par les souverains ptolémaïques ou séleucides qui tenaient la Judée sous leur tutelle. Ben Sira voile sa pensée en jouant sur le double sens du mot qécher, qui signifie aussi bien « lien » que « complot », « conspiration » (II Rois 15:30). Dans le présent contexte, Ben Sira semble dire que le gouverneur cruel cherche à prendre en défaut les fonctionnaires de l’Etat, en les piégeant au moyen d’une familiarité feinte. Quelque soit le sens précis de la formulation obscure de Ben Sira, ce verset et sans doute le suivant constituent une critique du régime politique en place.

[73] Cette maxime eut beaucoup d’échos, comme le proverbe: « Le semblable aime le semblable ». Des maximes de ce type sont très fréquentes dans les textes antiques. Cité dans le Talmud Baba Qama 92b sous une autre forme : « Tout oiseau réside près de son espèce, et le fils d’homme près de qui lui ressemble ». Ce verset est cité ici comme se trouvant dans les Hagiographes, mais les tosaphistes médiévaux avaient pressenti qu’il s’agissait d’une citation du livre de Ben Sira. La référence à l’oiseau, à la place de « chair » se trouve aussi chez Saint Ephrem citant Ben Sira : « Tout oiseau aime son espèce et l’homme ce qui lui ressemble » (Segal, p. 85). Comparez avec Démocrite (vers 428 AEC), § 164 : « Tous les êtres vivants s’associent avec ceux de leur espèce : les pigeons avec les pigeons, les grues avec les grues, et ainsi des autres » (Les penseurs grecs avant Socrate, p. 177).

[74] Comparez avec la parabole d’Isaïe 11:6.

[75] Le ms. A porte un stique supplémentaire, qui n’est pas à sa place ici : « et ainsi du méchant avec le juste ». Cependant, c’est la leçon retenu par G et S et maintenu par TAB. Mais le contexte n’évoque que les relations entre riche et pauvre, il convient donc, comme Segal (p. 85), de retenir cette leçon. Voir  Proverbes 29:27. Par ailleurs, dans l’ensemble du passage, le riche est identifié au méchant, comme dans Isaïe 53:9, et le pauvre au juste, sans doute à cause des conditions économiques de l’époque, où pour s’enrichir, il fallait flatter l’autorité et dépouiller les pauvres.

[76] Il s’agit de deux espèces qui sont des ennemis naturels : les hyènes attaquent les troupeaux, tandis que les chiens les protègent. Voir Jérémie 12:9.




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