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Par Charles Mopsik
Le motif du couple primitif se rencontre dans de nombreuses religions à
travers le monde mais il occupe souvent la place d’une divinité suprême
passée à l’arrière-plan. Néanmoins, ce couple n’est lui-même que la
projection ou la conséquence d’une séparation survenue au sein de cette
divinité suprême considérée comme androgyne. La bisexualité divine est
en effet un phénomène des plus répandu à travers le monde. Et même des
divinités masculines ou féminines par excellence sont communément
regardées comme étant androgynes . Ce schéma général de la croyance en
l’existence d’un être suprême primordial et androgyne auquel succède un
premier couple, dont les membres peuvent être aussi bien deux frères,
un frère et une sœur, le Ciel et la Terre, le Soleil et la Lune, etc.,
est lui-même le paradigme d’une l’humanité primitive dont le ou les
premiers représentants possèdent également les deux sexes. Le couple
divin primitif fait fonction de géniteur du cosmos et il remplit la
fonction démiurgique assurée originellement par l’Être suprême bisexué
devenu trop lointain. C’est ainsi que les religions anciennes du Proche
Orient ont accordé une large place au couple d’un dieu et d’une déesse,
aux liturgies célébrant leur Mariage sacré, aux mythes relatant leurs
amours et les enjeux cosmiques et sociaux de leurs unions. En Assyrie
et en Mésopotamie, les couples divins Dumuzi-Inana à Sumer,
Marduk-Sarpanit en Akkad, pour ne parler que des plus célèbres,
occupent et obsèdent la conscience religieuse des hommes de
l’Antiquité, de même l’Égypte pharaonique est-elle hantée par le
souvenir des figures d’Isis et Osiris et des couples mystérieux des
théogonies primordiales . En Extrême Orient l’Inde célèbre encore les
couples que forment ses plus grands dieux, comme Brahma et sa Shakti
(Sarasvati ou Brahmî) ou Shiva et Kali. Un des mythes les plus anciens
qui a été conservé met en scène le couple divinisé du Ciel (mâle) et de
la Terre (femelle), dont l’union donne naissance à tous les êtres
vivants. Un poème liturgique sumérien évoque leur union en termes non
équivoques : « La Terre grande et plate se fit resplendissante, para
son corps dans l’allégresse, la large Terre orna son corps de métal
précieux et de lapis-lazuli [...]. La Ciel se para d’une coiffure de
feuillage et parut tel un prince, la Terre sacrée, la vierge,
s’embellit pour le Ciel sacré, le Ciel, le dieu sublime, planta ses
genoux sur la large Terre, et versa la semence des héros, des arbres et
des roseaux en son sein, la Terre douce, la vache féconde, fut
imprégnée de la riche semence du Ciel, et dans la joie la Terre se mit
à donner naissance aux plantes de vie ».
Quand un couple n’occupe pas la première place, c’est un dieu suprême
androgyne, homme et femme ou père et mère à la fois, tel le Zeus des
hymnes orphiques, qui assume la création. Ainsi, de la religion des
australiens aborigènes à la mythologie grecque en passant par le
zervanisme de l’ancienne Perse, et quelles que soient les formes
spécifique que revêtent les dieux, il semble que la croyance en
l’existence d’un couple primitif divin, sexuellement différencié ou non
et qui succède souvent à un dieu premier androgyne, soit enracinée au
plus profond de la conscience religieuse de l’humanité, à toute époque
et en tout lieu.
Il semblerait à première vue que la religion biblique des Hébreux,
héritiers à plus d’un titre de ces civilisations qui plongent leur
racine dans la préhistoire de l’humanité, ait évincé toute référence à
cette représentation mythique au profit de la croyance en un Dieu
unique. Cette divinité suprême a cumulé la totalité des traits que se
partagent par ailleurs les divinités mâles et femelles, ou plutôt,
abandonnant presque tout caractère féminin, a fini par s’identifier à
la figure d’un Père unique. L’émergence du monothéisme hébreu est
souvent même présentée comme la victoire du système de société
patriarcale sur un matriarcat préexistant où la figure des déesses
mères avait une position centrale. Nous ne pouvons reprendre ici
l’ensemble des débats qui passionnent les historiens des religions
quant au processus historique et mental qui serait à l’origine d’une
telle réduction du monde divin à un seul être créateur au caractère
essentiellement masculin. Pourtant, la Bible aussi considère que
l’humanité dérive d’un premier couple, mais Adam et Eve perdent bien
vite tout ce qui aurait pu les assimiler à des êtres divins : ils sont
très vite chassés du jardin d’Éden et condamnés à la mortalité et au
travail. Cette déchéance du couple primitif par laquelle il rejoint
l’existence ordinaire est une sorte d’intrusion brutale du principe de
réalité venant rompre l’enchantement du monde mythique et déplaçant
l’enjeux de l’aventure humaine sur le plan d’une histoire dont les
hommes sont directement responsables. Le déchiffrement des drames des
premières familles humaines (meurtre d’Abel par son frère Caïn, déluge,
dispersion des peuples et des langues) devient le matériau édifiant
d’une histoire orientée par le désir de surmonter cette faillite
originelle. Malgré ses inévitables répétitions, marquées comme partout
ailleurs par des rites de recommencement, le temps cesse d’être la pure
et simple répétition du même et la déchéance du premier couple apparaît
comme le point de départ irréversible d’une humanité sur laquelle pèse
la charge de son propre destin. Généralement, l’histoire des premiers
couples, divins ou humains, n’est pas une histoire heureuse. Quelque
accident survient qui dérègle le bon déroulement de leurs amours et de
leurs engendrements, comme si le surgissement de la dualité était
marquée du sceau du malheur, et que la déchéance nécessaire du principe
unique primordial, sa scission en deux entités distinctes, entraînait
invariablement une série de drames qui s’enchaînaient l’un à l’autre.
Mais ce fait patent et qui paraît incontestable d’une disparition de
toute figure féminine de rang divin au sein du monothéisme hébreu, se
heurte à un autre fait historique contradictoire : l’apparition au
Moyen Âge d’un système de pensée religieux au sein du judaïsme appelée
cabale ou « tradition », évoluant dans le cadre du monothéisme ancien,
qui a accordé à la forme féminine du divin - et à la notion d’un couple
divin formé d’une face masculine et féminine - une place qu’il n’est
pas exagéré de dire fort grande . Dans le christianisme, l’émergence de
la figure de la Vierge Marie, et même à certaines époques l’apparition
d’une féminisation de la figure du Christ appelée « Jésus notre
mère », voire son androgynisation dans des courants anciens
(certaines écoles gnostiques de la fin de l’Antiquité ) ou médiévaux
(Jean Scot Erigène ), ont atténué aussi dans une large mesure la
masculinité exclusive du Dieu de l’Ancien Israël, bien que même la
Bible lui prête aussi fugitivement un caractère féminin, maternel : «
La femme oublie-t-elle son nourrisson [...] Moi je ne t’oublierai pas »
(Isaie 49:15) ; « Il en ira comme d’un homme que sa mère réconforte :
c’est Moi, ainsi, qui vous réconforterai » (ibid. 66:13). Malgré
l’extrême diversité des représentations et des croyances religieuses,
il semble que l’on puisse apercevoir très schématiquement qu’au cours
de l’évolution des civilisations et des systèmes de représentation,
chaque époque de renouvellement, chaque tournant culturel important,
qui est toujours aussi une époque où est relancée la quête des
origines, soit l’occasion d’une confrontation et d’une nouvelle
combinaison entre un principe primordial unique et un couple d’opposés.
Ces nouveaux agencements constituent des structures de plus en plus
complexes et ramifiées, allant parfois jusqu’à occulter totalement la
subtile unité de l’ensemble et jusqu’à rendre impossible la tache de
retrouver ses règles de construction. Ici encore, le monothéisme se
distingue, non pas dans les composantes de ses figures fondamentales,
mais dans la relative simplification des relations qu’elles tissent
entre elles. Les combinaisons mythiques y sont considérablement
simplifiées, réduites parfois au minimum nécessaire pour produire un
récit directement accessible, même si l’exégèse et les interprétations
tendent à lui conférer une épaisseur supplémentaire. Adam et Eve, le
couple originel du monothéisme biblique, créé à l’image de Dieu selon
la Genèse (1:26-27), s’il reflète d’une manière ou d’une autre une
bipolarité voir une bissexualité cachée au sein de l’être divin unique,
comme l’ont admis divers courants du judaïsme et du christianisme, est
dépeint dans un récit qui pourrait être considéré comme le fruit d’un
effort en vue de rendre transparent et intelligible un drame premier
auquel chaque couple est capable d’identifier sa propre histoire. Cette
faculté d’identification directe octroyée par la forme du récit, qui
caractérise aussi d’autres couples bibliques exemplaires, fait défaut
en général aux mythes des religions polythéistes, d’une scénographie
très complexe et aux héros lointains et peu semblables aux humains. Le
couple originel devenu plus familier, rapproché en partie de
l’existence ordinaire, perd son caractère exclusivement religieux et se
« profanise ». Le mythe redoutable devient récit édifiant, histoire
exemplaire, et la frontière entre le monde religieux et celui de la vie
profane perd son étanchéité. C’est de ce mouvement de profanisation du
sacré (simplification, élucidation) et de sacralisation du profane
(identification, humanisation des héros et des sauveurs), de ce nouveau
régime de l’originel embarqué sur le bateau ivre de l’histoire, que les
civilisations judéo-chrétiennes sont nées et se sont développées
jusqu’à l’époque contemporaine où les limites du religieux et les
bornes du monde profane deviennent de plus en plus flous et difficiles
à contourer. De la qualité de leur interpénétration, de ses effets
heureux ou désastreux, dépend aujourd’hui plus que jamais peut-être le
destin de l’humanité.
Charles Mopsik
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