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Par Charles Mopsik
Toute la relation juive aux livres est tendue entre deux versets
contradictoires, dont l'un n'est pourtant que la traduction de l'autre.
Le premier, dans sa version hébraïque originale, énonce : "Mon fils,
sois averti : faire beaucoup de livres est sans fin et beaucoup d'étude
est une fatigue pour la chair" (Ecclésiaste 12:12). Le second, qui est
la version araméenne du premier, transcrit : "Mon fils, efforce-toi de
composer d'innombrables livres de sagesse, jusqu'à l'infini, d'étudier
beaucoup de paroles de Torah et de réfléchir à la faiblesse de la
chair" (ibidem). L'Ecclésiaste, qui est le dernier ouvrage à avoir été
intégré dans la Bible juive (Tanakh), formule, avec son Targoum ou
traduction araméenne, et cela dans un de ses tout derniers versets,
l'ambivalence de l'infini : à l'aube des temps noirs de l'exil, quand
la nation juive soumise à la Pax romana réécrivait son histoire et ses
livres en protégeant ce qui pouvait subsister de ses pratiques
religieuses, l'infini changea de couleur. Si trop de livres avaient pu
nuire à la stabilité d'une société normative, l'excès de livres
devenait désormais la seule issue, qui fut une fuite vers un but
inaccessible : restaurer un passé perdu en multipliant et en
grossissant ses traces. En le faisant déborder de l'histoire dans le
flux sans cesse renouvelé, régénéré, de ses productions écrites. Par
vagues successives, ses volumes, longtemps cylindres aux feuilles
enroulées sur elles-mêmes, faisant cercles et boucles, déroulèrent et
enroulèrent le temps, qui ne courait plus en avant mais suivait les
arcs sinueux des voiles cuirassés des livres, plus solides que les
temples de pierre. Dieu même fut enrôlé dans ce lent soulèvement des
pages de peau : à cause de son infinité, il devint bibliothèque, à
cause de sa forme, il devint Livre. Laissons-le dire à un maître
presque oublié, Moïse sublime et tragique du Moyen Age : "De même que
Dieu n'a ni fin ni achèvement, ainsi sa Torah n'a ni fin ni achèvement"
(rabbi Moïse de Léon, Sefer ha-Rimon, p. 326). Quant à Sa forme,
donnons la parole un instant à un autre maître, un inconnu dont on ne
sait que le nom et les oeuvres : "Comme la Torah est la forme de Dieu,
béni soit-il, Il nous a ordonné d'étudier la Torah afin de connaître la
similitude de la forme suprême" (rabbi
Joseph-qui-vint-de-la-ville-de-Suse, Sefer Ta'amé ha-Mitsvot, manuscrit
de Jérusalem, cité par M. Idel)1. Il serait aisé de multiplier les
citations qui disent la même identité infinie entre le Livre révélé et
le Dieu manifesté. Un auteur anonyme, sans doute lui-aussi cabaliste de
Castille, précise ceci : "Le fondement de tous les fondements consiste
à savoir que, de même que Dieu, béni soit-il, n'a ni commencement ni
fin, ni aucune limite, ainsi sa Torah parfaite transmise à nous, n'a
pour nous ni fin ni frontière [...]. Parce que la voyelle est la forme
et l'âme de la lettre, le livre de la Torah n'a pas été vocalisé, car
il comprend tous les facettes et toutes les voies, profondes et
superficielles, toutes sont commentées dans chaque lettre, facettes au
sein de facettes, mystères au sein de mystères, et elle n'a pas de
borne connue de nous, comme il a été dit : "L'abîme dit : elle n'est
pas en moi, etc." (?????). Si le Livre de la Torah avait été vocalisé,
il aurait eu une limite et une mesure définie, à l'image d'une matière
qu'une forme particulière atteint, et il n'aurait pas pu être commenté
si ce n'est seulement suivant la vocalisation déterminant le mot. Mais
comme le livre de la Torah est constitué de tous les genres de
perfection et que pour chacun de ses mots il y a des amoncellements [de
significations], il n'a pas été vocalisé afin d'être commenté de toutes
sortes de façons. C'est pourquoi, "ne lis pas ainsi mais comme cela",
mais s'il avait été achevé par une vocalisation, on n'aurait pas pu
parler en ces termes" (Maamar penimyiout ha-Torah, p. 469). Lire
autrement, les mêmes mots, les mêmes phrases, puis les écrire
autrement, grâce à une absence dans le texte révélé, une lacune dans la
Révélation : les lettres-consonnes n'ont pas d'âme : leurs voyelles
font défaut. Il faut que le lecteur prête sa voix au Livre, lui fait
don de son âme, pour qu'elles se mettent à parler. Et autant de
lecteurs autant de lectures. Le commentaire devient l'âme du Livre, le
commentateur en devient co-Auteur. Et l'Infini oeuvre en les unissant
l'un à l'autre, en les confondant. La découverte d'un bon Infini, tel
est, si l'on veut, le dévoilement de l'Exil. Mais pourquoi "bon" ?
Pourquoi n'a-t-il pas explosé, ce Livre, en devenant bibliothèque ?
Pourquoi ne s'est-il pas perdu en se dévidant dans son incessante
descendance ? Où donc son Autorité s'est-elle réfugiée ? Les co-auteurs
du Livre (sefer) en ont pris leur part : les maîtres de la tradition
rabbinique n'ont pas été des portes-livres et le scribe (sofer) n'a pas
été un copiste : un homme-livre. C'est lui que la Révélation révélait,
c'est lui qui la révèle à son tour. Pendant que les Karaïtes faisaient
mille efforts pour ponctuer le texte de voyelles adéquates, les
Rabbanites écrivaient de nouveaux livres, repoussant encore les
frontières du Livre vers l'infini, "ne lisant pas ainsi" mais toujours
autrement, jusqu'à obtenir plus d'autorité sur le Livre que le Livre
n'en avait sur eux. Jusqu'à faire du Texte central, objet du
commentaire, un accessoire marginal, pont et point de passage entre les
commentaires, carrefour des significations, champ de bataille ouvert
aux controverses, mais démuni de son propre discours, de sa propre
histoire, livré à tous les vents. Et quand le vent de l'esprit ne
souffle plus, les brisants de tempête ont tôt fait de s'engouffrer.
Infini risqué que celui du Livre-Dieu fait homme-bibliothèque : la sage
maxime de l'Ecclésiaste sur les livres sans fin qui fatiguent la chair
n'a pas été entendue. Fort heureusement peut-être, sa traduction a pris
le dessus. L'infini vaut bien un vertige : morcellement de l'autorité,
disputes incessantes entre commentateurs, absence de centre reconnu par
tous. Et le Livre devenu insaisissable, fuyant dans son propre
discours, mais glorieusement et cérémonieusement exhibé, présenté à
l'amour et à la crainte des foules réunies en prières. Rouleau couvert
de baisers, enlacé, étreint, épousé à la fête de sa révélation, paré de
bijoux, de robes précieuses, porté, soulevé, en processions
circulaires. Livre vénéré, adoré, toujours écrit à la plume sur du
parchemin avec mille précautions, précieux par sa valeur religieuse et
par son prix, pieusement conservé, y compris ses vieilles copies usées,
délabrées, inutilisables mais éternellement saintes. Sa lecture
solennelle les jours de Sabbat ou de fête, à haute voix, au rythme
musical de ses neumes, en font, certes, un livre chanté, mais c'est son
étude, le jour et la nuit, ou plutôt l'étude de ses commentaires qui,
quelques fois, daignent même le citer, qui fait de lui le maître-livre,
le livre-loi, non pas qu'il contiendrait la loi ou des lois, mais il
est la loi, y compris à travers ses récits antiques qui ne commandent
rien, y compris dans chacun de ses mots, de ses noms propres, de ses
verbes, dans les couronnes (taguin) posées sur ses lettres. Si Moïse
revenait, conte un de ses commentaires, il ne reconnaîtrait évidemment
pas le Livre reçu par lui sur le mont Sinaï. Mais Moïse doit savoir que
chaque nouvelle interprétation émise par un de ses étudiants est parole
du Dieu vivant et mérite le nom de "parole de la Torah".
Qu'est-ce que le monde ? La copie d'argile du Livre qui présida à
sa création et qui en dessina le plan (Genèse Rabba 1:1). Dieu ne l'a
pas écrit, ce Livre, il l'a copié d'un original plus ancien, éternel,
sa propre Sagesse. Il n'est pas seulement la Loi du monde, il est aussi
une Loi pour Dieu, qui obéit à ses récits quand il met l'histoire
humaine en marche et qui accomplit ses commandements. Il contient non
seulement le passé, mais aussi le présent et l'avenir : on cherche dans
le détail de ses mots des allusions cryptiques à ce qui arrive et à ce
qui va arriver. Rien ne lui échappe : toutes les sciences y sont
contenues, toutes les langues en procèdent. Tout vient de lui et tout
retourne vers lui. Ses accès sont en nombre infinis : on compte la
valeur numérique de ses lettres et on déduit l'issue d'une guerre ou la
date de la fin des temps. On mélange ses consonnes, on les lit à
l'envers, on les dispose en spirales, on les substitue les unes aux
autres, on les lit comme des anagrammes, des acrostiches, des
initiales. On rattache les lettres de la fin du Livre avec celles de
son commencement et on fait apparaître le nom de Dieu ou celui du
Messie. Découvertes miraculeuses à portée de lecteur, prophétisme
ludique, très doctes spéculations, le Livre se livre aux désirs,
devient l'objet de tout désir et de toute jouissance. Disparaît-il dans
ces tourbillonnements éblouissants et étourdissants ? Il plonge au
moment de l'opération de l'alchimie des lettres dans le creuset où les
mots se désintègrent, fusionnent et se reconstituent autrement, mais
toujours il émerge plus glorieux, plus intact et plus parfait, d'avoir,
un instant, communié avec l'infini.
Cependant, "l'Ecriture n'échappe pas à son sens premier", dit un
dicton du Talmud et "elle parle une langue humaine" dit un autre : elle
a une grammaire, une syntaxe. Des règles de conjugaison et de
déclinaison gouvernent ses trames. Mais elle ne fait bien sûr que
condescendre à parler une langue étrangère pour être comprise par de
simples humains. C'est par un geste gracieux qu'elle est intelligible.
En son fond, elle ne parle aucune langue humaine, et aucun cerveau
humain ne peut la comprendre. Elle s'est simplifiée, traduite, en étant
révélée. Réduite aux dimensions d'un livre. Mais, comme l'a dit Rabbi
Hayim de Volozyn (Lithuanie, XIX° siècle), elle est directement issue
de l'Infini et elle est descendue en ce monde en se réduisant pour y
être reçue par des hommes. Se livrer à son étude, ce n'est rien d'autre
alors que de dévoiler son infinité, de la retrouver derrière le voile
des mots. Il ne suffit pas qu'elle ait été donnée, il faut encore
qu'elle soit reçue et restituée plus grande et plus lumineuse. C'est
ainsi qu'un vaste cosmos de livres de toutes sortes, des plus célèbres
et des plus respectés, aux livres suspectés, rejetés, interdits, se
constitua peu à peu.
Une bibliothèque juive est autant une addition d'ouvrages que le
résidu d'un immense mouvement d'exclusion. C'est le reste, encore très
volumineux, des oeuvres d'écriture de plusieurs millénaires, survivants
des batailles religieuses du passé. La Bible déjà est une sélection. La
liste est longue des écrits oubliés, volontairement cachés ou par
accident perdus. Parfois, une porte s'ouvre sur une portion du champ
inconnu, et quelques vieux parchemins sont découverts, donnant de la
besogne à des générations de philologues et d'éditeurs et rendant la
parole, jadis promise au silence, à des sectes ou à des écrivains le
plus souvent anonymes, que leurs successeurs avaient préféré considérer
comme disparus à jamais. Curieux entêtement de quelques livres à
survivre par delà l'usure du temps et l'indifférence des hommes.
Grottes, excavations, jarres de terre séchée, décharges publics
d'écritures mortes, les livres ne meurent pas dans leurs cimetières,
ils attendent d'improbables résurrections, qui, parfois, se produisent
et prodiges de banales rencontres, ils redeviennent des objets vivants
qui secouent les certitudes fugitives de l'histoire et contestent les
jugements des historiens des temps finis. Ces livres du lointain passé,
abandonnés dans des déserts arides, appartiennent à l'avenir et ils
seront la merveille de ceux qui sauront les déchiffrer. L'Infini n'est
pas seulement une ouverture du présent. Il est aussi une brèche dans le
passé et jette un pont entre hier et demain. Les hommes ont beaucoup
guerroyé contre lui. Car l'Infini du Livre menace l'Autorité du Livre.
Sa puissance corrosive sape tous les systèmes du présent. Certains ont
cru le conjurer en brûlant par milliers ses productions anciennes.
Allumons des bûchers, disait le bon roi Saint Louis, et sur la Place de
Grèves, à l'instigation des théologiens de la Sorbonne, en quelques
jours on voulut que le feu eût raison de la flamme. D'innombrables
exemplaires du Talmud et d'autres livres encore, dont le nom même n'a
pas toujours subsisté, furent la proie de la pensée des hommes. Les
feuilles de cuir devinrent cendre, les lettres une fumée noire. Les
sacrifices de livres n'anéantissent à tout jamais que leurs prêtres.
Ceux-là brûlèrent leur âme en brûlant des livres. Leur souvenir est
infâme. L'Infini implacable fit son oeuvre féconde et l'encre coula
plus abondant. Un flot intarissable de livres nouveaux répondit à
l'outrage.
Il y aurait donc trop de livres et le Livre submergé, s'enfonce
et se noie dans les rayons obscurs des bibliothèques. Trop de livres
fatigueraient la chair, étoufferait la flamme de l'esprit. Mais l'excès
garantit contre l'absence et le tourment de la chair prévient le
sommeil. L'Infini entretient l'attente d'un livre nouveau annonçant des
temps renouvelés. Il déplace sans cesse dans les bibliothèques
saturées, par un mouvement lent, indistinct, silencieux, mais aussi
inexorable que les hautes marées, les livres en place et les places des
livres. Torture des gardiens du temps, l'avancée des livres rend
fragile les édifices des hommes. Néanmoins, quand l'Infini fatigue les
corps, le néant ne franchit pas le seuil. Tant qu'il y aura des livres,
de peau, de papier ou de champs magnétiques.
Pour les chrétiens des premiers siècles, l'invention du codex ou
livre à pages a été l'occasion de conquérir de vastes étendues, de
répandre la bonne nouvelle au moyen d'objets facilement transportables
et peu onéreux. Les Juifs se refusèrent longtemps à utiliser le codex
et par fidélité à leur tradition, persistèrent à faire usage du volume,
cylindre de feuilles enroulées. Maintenant encore, et malgré
l'invention de l'imprimerie qui accéléra encore la fabrication des
codex, ils copient à la main le livre de la Torah pour leurs usages
sacrés, leurs cérémonies et leurs fêtes. Bien que depuis longtemps, ils
aient eux aussi adopté le codex, leur Livre par excellence demeure tel
qu'il était, dans sa forme et dans son antique apparence. Passéisme ?
Amour des antiquités ? Refus de tout progrès et de toute nouveauté ?
Peut-être cette attitude traduit-elle simplement le désir de continuer
de comprendre concrètement les énoncés des prophètes selon lesquels,
dans les temps futurs, Dieu roulera les cieux comme un livre et en
déroulera de nouveaux. Tant que l'on pourra rouler et dérouler le
Livre, tant qu'il fera cercle sur lui-même, image de l'infini, le ciel
sera lisible comme un livre et il sera sujet de renouvellement. "Les
sages disent : Le ciel et la terre sont destinés à passer et à se
renouveler. Qu'est-il écrit à leur sujet ? "Le ciel sera renouvelé
comme un livre" (Isaïe 34:4). Comme un homme qui lit un rouleau de la
Torah en le déroulant, puis l'ouvre à nouveau pour le lire tout en le
déroulant, à l'avenir le Saint béni soit-il déroulera le ciel comme un
livre, ainsi qu'il est dit : "Le ciel sera roulé comme un livre"
(ibidem)" (Pirqé de Rabbi Eliézer, chap. 51)2.
NOTES
1. Dans son article : "La conception de la Torah dans la littérature
des Palais et ses évolutions dans la cabale", Jerusalem Studies in
Jewish Thought, 1, 1981, p. 65.
2. Traduction française par E. Smilévitch et M.A. Ouaknin, parue aux éditions Verdier, Lagrasse, 1983.
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