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Paru dans Pardès, 1994

           
QUELQUES REMARQUES SUR ADOLPHE FRANCK, PHILOSOPHE FRANCAIS ET PIONNIER DE L'ETUDE DE LA CABALE AU XIXe SIECLE

 



"Que chacun sache d'abord qui nous sommes et ce que nous voulons." Adolphe Franck

Par Charles Mopsik

Bien qu'il soit possible de voir dans quelques écrits de la Renaissance l'embryon d'études critiques concernant la cabale, ainsi que dans les œuvres de quelques auteurs comme Salomon Maimon et Jacob Emden au XVIIIe siècle, ce n'est qu'au XIXe siècle qu'avec l'émergence de la Wissenschaft des Judentums que l'approche historico-critique de la cabale émergea vraiment. La première figure qui doit être mentionnée est celle de Nachman Krochmal. Il considérait ce corps de doctrine comme d'une évidente antiquité. D'après lui, elle atteignit l'Europe en provenance de l'Orient, mais, une fois qu'elle se développa sur le sol de l'Occident, elle dégénéra. Le livre du Zohar était à ses yeux marqué par ce mouvement de déclin. Krochmal remarqua des similitudes entre cabale et néoplatonisme et gnosticisme.
 L'un de ses contemporains, Meir Henrich Landauer était intéressé par les aspects historiques et bibliographiques de la cabale. Il fit usage des documents manuscrits et il peut être considéré à ce titre comme le véritable précurseur des études scientifiques modernes sur la cabale. Il regardait le Zohar comme un écrit médiéval qu'il attribua, par erreur, à Abraham Aboulafia. Krochmal comme Landauer furent tous deux profondément influencés par l'idéalisme allemand, qui fut lui-même influencé par la cabale, via des auteurs comme Oetinger. Leur approche de la cabale était essentiellement sympathique, et leur intérêt se portait surtout sur des questions d'ordre philosophiques.
 Mais ce n'est pas à des auteurs juifs allemands que l'on doit la première tentative majeure de traiter de la cabale grâce à des méthodes historiques, philologiques, comparatives et conceptuelles. Adolphe Franck consacra à l'étude de la cabale - surtout du Zohar - un ouvrage qui marqua profondément la recherche et qui connut une très large diffusion. Le titre de ce livre est lui-même significatif de l'approche de son auteur et de son attitude vis-à-vis de la cabale : La Kabbale ou la philosophie religieuse des hébreux. Cet intitulé suppose la reconnaissance de la cabale comme noyau doctrinal de la religion juive, son antiquité et sa valeur intellectuelle comme " philosophie ". L'ouvrage fut d'abord publié à Paris en 1843, puis une seconde fois en 1892. Il fut traduit en allemand par le rabbin et savant Adolph Jellinek en 1844, qui incorpora à sa traduction des additions importantes. Rappelons qu'Adolph Jellinek écrivit par la suite plusieurs ouvrages consacrés à l'étude du Zohar et des écrits de Moïse de Léon. Une anecdote raconte qu'en tant que rabbin, il présida au mariage de Sigmund Freud. Par la suite le livre de Franck fut traduit en hébreu en 1909 et enfin en anglais en 1926 (version établie sur la traduction allemande de Jellinek). Moché Idel considère que " la présentation de Franck contribua davantage à la connaissance de la cabale dans l'Europe moderne que tout autre ouvrage avant les études de Scholem " (Kabbalah, New Perspectives, New Haven, 1988, p. 8). Avant de résumer les grandes idées d'Adolphe Franck, il faut dire d'abord quelques mots de l'homme.
 Le Nouveau Petit Larousse, pas plus que le Grand Larousse Encyclopédique ne portent plus trace de ce personnage. Mais encore en 1948, le Larousse Universel en deux volumes lui faisait l'honneur d'une brève rubrique : " Philosophe spiritualiste français, né à Liocourt (Meurthe), mort à Paris (1809-1893) ; auteur d'un Dictionnaire des sciences philosophiques " (vol. I, p. 776). Le dictionnaire Robert des Noms propres (1988) est un peu plus loquace : " Philosophe français [...]. Auteur d'une Esquisse d'une histoire de la logique (1838) et d'un ouvrage sur La Kabbale, il est surtout connu pour son Dictionnaire des Sciences Philosophiques (1875) ". C'est en effet essentiellement en tant que directeur de la rédaction de ce dictionnaire que ce précurseur de l'étude historique et critique de la cabale a été connu en France. Ce Dictionnaire a été l'un des grands modèles du fameux Vocabulaire technique et critique de la philosophie publié sous la direction d'André Lalande, où le nom de " Franck " y sert d'abréviation pour désigner ce dictionnaire. Mais outre ces encyclopédies générales, le Dictionnaire des Philosophies publié aux Presses Universitaires de France sous la direction de Denis Huisman (1984), consacre une notice à peine plus ample à cette figure jadis célèbre. Cette notice de Jean Lefranc (vol. I, p. 955) ne manque pas de piquant : " [Adolphe Franck] fut le premier français d'origine juive à être reçu à l'agrégation de philosophie (" La philosophie est sécularisée " aurait dit Victor Cousin qui présidait). Il fut professeur au Collège de France (chaire de droit de la nature et des gens 1856-1886). Il se rattache au spiritualisme éclectique et surtout connu pour avoir dirigé le Dictionnaire des Sciences Philosophiques (1852, 2° éd. 1875) auquel il fournit de nombreuses notices ".
 Ces quelques éléments biographiques et bibliographiques - qui demanderaient à être développés en une recherche approfondie - suffisent à eux seuls pour situer cette figure singulière. La première évidence est la non appartenance de Franck aux institutions rabbiniques comme au domaine des sciences du judaïsme. Franck est un philosophe formé par l'université française, le premier juif français de l'histoire à avoir obtenu une agrégation dans cette discipline. Elève de Victor Cousin, son oeuvre comprend une histoire de la logique, un pamphlet contre le communisme intitulé Le communisme jugé par l'histoire (écrit après les événements de 1848 sous l'impulsion de l'Académie des Sciences morales et politiques), un dictionnaire de la philosophie qui fit date et enfin son ouvrage concernant la Kabbale. Franck est donc un personnage " officiel " de l'établissement universitaire français, il peut même être regardé comme un modèle d'intégration, qui par sa seule réussite illustre le mouvement de sécularisation de la philosophie à l'université, s'émancipant de l'Eglise et se détachant de sa théologie. Sa philosophie personnelle est définie comme un spiritualisme éclectique, terme assez vague mais qui le situe assez loin du vigoureux idéalisme allemand de ses contemporains juifs d'outre-rhin cités plus haut.
 Ce portrait sommaire du personnage soulève immédiatement une question : qu'est-ce qui a pu pousser un tel dignitaire de l'école philosophique française du XIXe siècle à se pencher sur la cabale et sur son histoire et à lui consacrer un ouvrage qu'il publia à deux reprises (la deuxième édition ayant été remaniée et dotée de plusieurs additions) ? La première édition (en 1843) marque le début de la carrière universitaire de Franck, la seconde édition (en 1892) intervient un an avant sa mort. Aux deux extrémités de sa vie de professeur de philosophie, à cinquante ans de distance, il revient sur l'étude de la cabale, qui ne peut donc être regardée comme un sujet d'intérêt seulement occasionnel. A ses yeux, la cabale est un corps de doctrine d'une haute antiquité, antérieure même à l'Ecole philosophique d'Alexandrie et au christianisme. Elle a profondément marqué le gnosticisme (ce qui à ses yeux était confirmé les éléments contenus dans le livre gnostique copte Pistis Sophia, qui venait d'être traduit en français par son collègue au Collège de France Amélineau). Adolphe Franck écrit : " Nous sommes donc forcé d'admettre que le gnosticisme emprunta beaucoup, sinon précisément au Zohar tel que nous le connaissons aujourd'hui, du moins aux traditions et aux théories contenues en lui " (p. 101). Les sources anciennes de la cabale se trouvaient à ses yeux dans la vieille religion persane et le zoroastrisme. Malgré cette hypothèse de base, qui reflète une mode intellectuelle et qui fut rejetée par la recherche postérieure, Franck adopte une attitude en général très favorable à la cabale, qualifiant certains exposés du Zohar de monument de la pensée philosophique et religieuse. La valorisation de la cabale en tant que doctrine métaphysique peut paraître surprenante de la part d'une personnalité marquée par le positivisme d'un Victor Cousin, soucieux de logique, et esprit encyclopédique. Certains, comme Samuel David Louzzatto, lui reprochèrent sévèrement cette inclination. Au lieu de regarder la cabale comme un phénomène marginal et de minimiser sa place au sein du judaïsme, Franck s'attacha au contraire à en faire le cœur vivant, ou comme il le dit lui-même : " Il est impossible de considérer la Kabbale comme un fait isolé, comme un accident dans le judaïsme ; elle en est au contraire la vie et le cœur. Car, tandis que le Talmud s'emparait de tout ce qui est lié à la pratique extérieure et à l'observance de la Loi, la Kabbale se réserva le domaine de la spéculation et les plus grands problèmes de la théologie naturelle et révélée. Par ailleurs, elle fut capable de provoquer la vénération du peuple en montrant un respect inaltérable pour leurs croyances vulgaires et elle leur fit comprendre que leur foi tout entière et leur religion reposaient sur un mystère sublime ". Ces propos auraient pu être tenus par un cabaliste. Au regard de ces affirmations, il est possible de supposer que l'intérêt que Franck portait à la cabale recoupe l'intérêt qu'il portait à la religion dont il était issu. La cabale a pu donner l'occasion à ce brillant universitaire formé à l'école de la philosophie française de se tourner vers la religion de ses pères, dont le cœur et l'âme étaient constitués par une antique " philosophie religieuse ". Il est intéressant de constater qu'au lieu d'accorder son intérêt de philosophe à un Maïmonide ou à un Saadia Gaon par exemple, comme le firent les rabbins éclairés de la France du second Empire et de la troisième République, cette sommité laïque et académique de la philosophie moderne s'est intéressée à la cabale, qui passait le plus souvent aux yeux de ces rabbins pour indigne de leurs efforts intellectuels et de leurs travaux savants. Une exception notable est la figure de Salomon Munk, surtout connu aujourd'hui pour sa traduction du Guide des Egarés de Maïmonide, mais qui est l'auteur d'une œuvre importante et variée, qui comprend des travaux sur la philosophie juive et arabe comme un livre de géographie historique sur la Palestine qui témoigne d'une immense érudition. D'origine hongroise mais formé au Séminaire rabbinique de Berlin, Salomon Munk adopta lui-aussi une attitude plutôt favorable envers la cabale qu'il considérait comme ayant une origine antique judéo-alexandrine. Selon lui, la cabale, ou plutôt les idées qui furent ensuite intégrées sous cette appellation, influencèrent profondément le gnosticisme comme le néoplatonisme si bien qu'elles doivent être regardées comme un intermédiaire important entre l'Orient et l'Occident. Les sefirot de la cabale ont à ses yeux de grandes affinités avec les doctrines des hérésiarques Basilide et Valentin. Si le Zohar a été rédigé au XIIIe siècle, c'était sur la base de traditions anciennes et de midrachim perdus. Munk, à la différence de Franck, était connu et reconnu comme un spécialiste des pensées et des littératures orientales, mais ses ouvrages ne bénéficièrent pas en leur temps du même écho que le livre de son contemporain. Franck était un marginal des études juives, une sorte d'autodidacte en la matière, mais sa renommée comme professeur de philosophie retentit favorablement sur son ouvrage consacré à la cabale qui devint célèbre par-delà le milieu des orientalistes et des historiens de la pensée et de la religion juive. Pour ne citer qu'un fait significatif, son ouvrage exerça une profonde influence sur le mouvement théosophique fondé aux Etats Unis par une femme noble d'origine russe H. P. Blavatsky. Dans un passage de sa Doctrine Secrète, celle-ci va même jusqu'à ranger l'ouvrage de Franck parmi les traités hermétiques, à côté du Zohar, du Sefer Yetsirah et du Livre d'Hénoch (p. 77 du tome V, trad. française rééd. à Paris, 1982). Si le retentissement du livre de Franck dépassa largement les cercles des spécialistes du judaïsme, ses démonstrations et ses conclusions ont été rejetées par Gershom Scholem (voir par exemple Kabbalah, New York, 1974, p. 96 et 242). Néanmoins, Moché Idel lui reconnaît aujourd'hui le mérite d'avoir été le premier en son temps à voir dans les écrits du gnosticisme la trace de traditions juives ésotériques (Kabblah, New Perspectives, p. 6).
 Une étude approfondie de la personnalité d'Adolphe Franck, de ses motivations et de son rapport à la communauté juive et au judaïsme serait au moins aussi riche d'enseignements historiques que l'examen de son célèbre ouvrage sur la cabale. Et surtout la question du rapport entre les deux facettes du personnage, celle du professeur au Collège de France du second Empire connu comme l'auteur d'un dictionnaire philosophique, et celle du Juif intégré, qui se tournant vers ses racines religieuses, rédige un ouvrage savant sur la cabale, mériterait une attention particulière. Dès à présent il semble bien que la vision que l'on porte généralement sur le judaïsme français du XIXe siècle, et particulièrement de son élite intellectuelle, profondément assimilée, oublieuse de ses traditions religieuses et ignorant tout de la pensée juive, soit davantage un cliché qu'un fait démontré. Les deux grands domaines de travail d'Adolphe Franck, celui de l'étude de la philosophie générale et de son histoire et celui de l'histoire de la cabale ne sont pas, à notre sens, deux champs d'investigation juxtaposés et sans liens, exprimant les deux facettes d'une double appartenance. Au contraire, et à titre provisoire, nous sommes plutôt enclins à déceler une unité profonde entre ces deux directions d'étude chez Franck, unité qui est peut-être aussi celle de deux liens personnels : l'un avec la France, l'autre au judaïsme. Contrairement aux spécialistes allemands du judaïsme à la même époque, l'œuvre de Franck témoigne de l'unité réalisée d'un double enracinement et du caractère universel que l'étude d'un aspect de la pensée juive épouse d'emblée et sans aucune tension ni contradiction. Le premier juif français agrégé de l'université et le grand précurseur des études historiques sur la cabale en occident est un véritable symbole, celui du mariage réussi entre deux cultures, d'une fusion entre deux traditions de pensée. D'autres travaux plus détaillés diront peut-être quel partenaire dans ce couple apparemment heureux prit le pas sur l'autre.
Charles Mopsik (CNRS URA 152)

                                         



 
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