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LA QUESTION DE L'ELECTION D'ISRAEL


 


Par Charles Mopsik, 1996

Dans les controverses théologiques qui opposaient souvent les Juifs du Moyen Age à leurs voisins, un argument revenait souvent dans la bouche de leurs concurents chrétiens. L'existence malheureuse et méprisable des Juifs depuis la destruction du Temple était la preuve la plus éclatante de la rupture de l'alliance d'Israël avec Dieu et de la fin de son privilège de peuple élu. La question de l'éléction d'Israël n'était donc pas seulement une question théorique, occasion d'entretiens aimables, de joutes verbales anodines ou d'exercices scolaires. Il s'agissait d'une question vitale pour la foi d'Israël et pour le peuple Juif. Comment les Juifs réagirent face à cet argument puissant de la propagande chrétienne ?

 La grand historien Jacob Katz formule la différence d'attitude entre Juifs achkénazes et séfarades à cet égard. Citons quelques uns de ses propos :

 "L'éléction d'Israël s'inscrivait dans toute la tradition ; cette idée clairement énoncée dans quelques unes des principales prières liturgiques est l'une des plus largement entretenue par les Juifs pratiquants. [...] La conscience de ce choix équivalait, en termes de responsabilité religieuse, à se montrer prêt à endurer le martyre et le statut de hors caste. [...] Des générations d'esprits plus déliés, parmi les Juifs séfarades, se sont penchés sur la signification philosophique du choix d'Israël par Dieu, élaborant une théorie sur la prédisposition de la nation juive à devenir la dépositaire de la Révélation divine. Moins subtils, les achkénazes faisaient leur la tradition sans ambages : selon la version talmudique du concept de peuple élu, le choix se porta sur Israël à cause de sa bonne volonté à accepter le joug de la Torah, par opposition aux autres nations qui reculèrent devant les responsabilités religieuses que cela impliquait" (Exclusion et tolérance, p. 30).

 Dans une note, J. Katz précise sa pensée relative à l'élaboration par les Juifs séfarades d'une conception plus "philosophique" de l'éléction en renvoyant le lecteur "au plus éminent interpréte de cette théorie, Juda Halévy" (p. 40). C'est de la théorie de Juda Halévy voyant Israël comme le coeur de toutes les nations, telle qu'elle a été reprise et réinterprétée par le Zohar, le chef d'oeuvre de la mystique juive espagnole du XIII° siècle, que j'aimerai vous entretenir.

 Je citerai un passage significatif extrait de ce livre (III, 220b-221a) dans lequel la controverse sur ce thème entre Juif et chrétiens apparaît disctinctement.

 "Rabbi Aba dit : Je me souviens d'un propos que j'ai entendu de la bouche de la sainte flamme (R. Siméon) qui l'avait lui-même entendu énoncer au sujet de R. Eliézer. Un jour, un sage non-juif se présenta devant lui. Il lui dit : Vielliard, vielliard, j'ai trois arguments à t'opposer. Le premier : Vous dites qu'un autre Temple sera bâti pour vous, alors que ce n'est que deux fois qu'il était destiné à être construit, un premier temple et un deuxième temple, quant au troisième temple, il n'en est pas question dans la Torah. [...] Ensuite : vous prétendez être plus proches du Roi très-haut que tous les autres peuples, or celui qui est proche du Roi est sans cesse dans la joie, et n'éprouve aucune affliction, aucune peur, aucune angoisse. Or vous, vous êtes affligés, apeurés, désolés constamment, bien davantage que les fils de ce monde, tandis que nous, nous ne sommes aucunement touchés par l'affliction, l'angoisse et la désolation. Nous sommes proches du Roi très-haut et vous êtes loin de lui, c'est pourquoi vous êtes atteints par l'affliction, l'angoisse, le deuil et la désolation, et cela nous est épargné. De plus, vous ne mangez ni charogne ni animal impur afin d'être en bonne santé et que votre corps soit sain. Nous, nous mangeons tout ce que nous voulons, et nous sommes forts, vigoureux, sains, et tous nos organes sont intacts. Vous qui ne mangez pas [ainsi], vous êtes tous affaiblis par des maladies mauvaises, et vous êtes plus brisés que tous les autres peuples. Vous êtes le peuple que votre Dieu haît le plus. Vieillard, vieillard, ne me dis rien, car je ne t'écouterai pas et n'accepterai [aucune réponse] de toi !

 Rabbi Eliézer leva les yeux et le fixa du regard. Il fut réduit en un tas d'os.

 Quand sa colère se calma, il détourna la tête et pleura. Il dit : "Eternel notre Seigneur, comme ton Nom resplendit sur toute la terre". Comme est grande la puissance du Saint Nom, puissant par toute la terre, et combien sont précieuses les paroles de la Torah, il n'est pas la moindre chose qui ne se trouve dans la Torah et il n'est pas le moindre mot présent dans la Torah qui ne soit sorti de la bouche du Saint béni soit-il. Les questions qu'a posées cet impie, je les avais posées jadis à Elie. Il répondit ceci : Dans l'Ecole du ciel, ces choses ont été avancées devant le Saint béni soit-il. Il en va ainsi : quand les israélites sont sortis d'Egypte, le Saint béni soit-il voulut faire d'eux sur terre des anges saints du ciel [suit une longue réponse concernant le Temple et démontrant que les deux temples annoncés dans la Torah n'ont jamais été construits, car ceux-ci n'ont pu descendre du ciel à cause des péchés d'Israël. Au lieu de quoi, des temples successifs ont été construits de main d'homme et furent donc périssables. Les deux temples annoncés descendront du ciel à la fin des temps, il s'agit d'un temple invisible et d'un temple visible qui fonctionneront ensemble]. Quant à l'autre question, il est certain que nous sommes proches du Roi très-haut, plus que tous les autres peuples. Il en est ainsi bien sûr, car le Saint béni soit-il a fait des israélites le coeur du monde entier : les israélites sont, au milieu du reste des peuples, comme un coeur parmi les organes [du corps humain] ; de même que les organes ne peuvent subsister ne serait-ce qu'un seul instant sans un coeur, ainsi tous les peuples, ils ne peuvent subsister sans Israël. De la même façon, Jérusalem au milieu des autres pays est comme un coeur au milieu des organes, c'est pourquoi elle se situe au centre de l'univers, tel un coeur au centre des organes. Les israélites se comportent au milieu des autres peuples à la manière d'un coeur au milieu des organes : le coeur est tendre et faible et il est le fondement [vital] de tous les organes. Aucun [d'eux] ne connaît d'affliction, de chagrin et de désolation si ce n'est le coeur, car c'est en lui qu'est le fondement [vital] et c'est en lui qu'est l'intelligence. Ces choses n'atteignent aucunement les autres organes, car ce n'est pas en eux qu'est le fondement [vital] et ils ne se rendent compte de rien. L'ensemble des organes ne sont pas proches du roi, qui est la sagesse et l'intelligence siègeant dans le cerveau, hormis le coeur, et les autres organes sont éloignés de lui et ne perçoivent rien de lui. Ainsi est Israël : du saint Roi il est proche, tandis que les autres peuples sont loin de Lui.

 Troisième question : les israélites ne mangent ni animaux impurs ni charogne, ni saleté ni impropreté des ordures et des reptiles comme les autres peuples, et tel est le cas, car le coeur qui est tendre et fragile et qui est le roi et le fondement [vital] de tous les organes, ne prend comme nourriture que le plus raffiné et le plus limpide du sang, sa nourriture est donc propre et raffinée, et il est le plus tendre et le plus fragile de tous [les organes]. Le reste du déchet, il l'abandonne aux autres organes et ces derniers ne le dédaignent pas, mais ils prennent le déchet et le rebut de tout et se portent bien, comme il leur sied. En outre, les divers organes sont atteints de pustules, de tumeurs et d'abcès, de plaies lépreuses, de tout cela le coeur en est exempt, mais il est propre, plus raffiné que tous, en lui n'est aucun défaut. C'est ainsi que le Saint béni soit-il a pris pour Lui Israël qui est propre et raffiné, qui est sans défaut, à ce sujet il est écrit : "Tu es toute belle ma compagne, et de défaut il n'en est pas en toi" (Cant. 4:7).

 Rabbi Yossi approcha, il lui embrassa les mains et déclara : Si je n'étais venu au monde que pour entendre ce [discours], cela aurait suffit !"

 Comme nous l'avons dit, ce passage est un remaniement d'un texte de R. Juda Halévy, qui se trouve dans son Kouzari II, 36 et suiv. Signalons qu'un des commentateurs du Kouzari, R. Juda Moscato, rapporte le passage précité du Zohar dans son commentaire et insiste sur son lien avec le texte de Juda Halévy, bien qu'il admette une différence de perspective entre l'un et l'autre. Nous nous abstiendrons d'analyser ici les parallèles entre les deux écrits.

 Nous nous contenterons de mettre en évidence la conception de l'élection d'Israël dans le Zohar et de la place d'Israël parmi les nations.

 Si le début du passage se présente sous la forme d'une controverse entre un sage gentil et "R. Eliézer", la solution des questions posées a une origine céleste et quasi prophétique. Cette mise en scène littéraire du Zohar est loin d'être indifférente. Elle reflète l'état de confusion et de trouble dans lequel les questions torturantes de son interlocuteur a mis le Juif. Celui-ci exprime d'abord sa colère et réduit son adversaire en un tas d'os, grâce à la puissance de son regard. Mais visiblement, les questions ont fait mouche. Ces questions ont été, de l'aveu de R. Eliézer, intégrées et assumées par lui-même. Elles ne sont pas seulement des arguments extérieurs et sans résonnance profonde dans l'âme du Juif. Il va jusqu'à les poser au prophète Elie, qui, comme chacun sait, connaît les enseignements délivrés au ciel. Elie, figure typique et symbolique d'une source de savoir plus haute que celle qui procède du raisonnement humain, n'est pas quelqu'un que l'on sollicite pour une question aisée à résoudre. Bien au contraire, il est, déjà dans la Aggada ancienne, celui qui lève les apories, qui répond aux questions, quand aucune réponse ne paraît convenir. L'adversaire non-juif n'a été introduit dans le récit que pour conférer à la question un tour plus âpre et pour montrer qu'un enjeu crucial, vital, est liée à elle. Si l'éléction d'Israël est un principe, un axiome, qu'il n'est pas besoin de discuter, la situation concrète d'Israël dans le monde semble contredire cette élection. C'est à partir de cette contradiction constatée que la place d'Israël parmi les nations du monde, vis-à-vis de Dieu, devient un objet de spéculation. Après avoir avancé ses arguments, le savant chrétien que le personnage du récit figure, et qui n'est pas un être purement fictif mais recouvre une réalité historique connue par ailleurs, affirme n'attendre aucune réponse et récuse par avance toute contre-propositions. Ses questions ne visaient qu'à mettre dans l'embarras son interlocuteur, qu'à ébranler ses convictions intimes. Il n'y a donc pas de discussion. L'objecteur disparaît de la scène, aussitôt ses arguments lachés. Est-il permis de voir en lui une représentation d'une scène typique, réellement vécue par les Juifs d'Espagne du XIII° siècle, aux prises souvent avec des prêcheurs chrétiens zélés ? Il est impossible de répondre avec certitude mais la transformation en un tas d'os du docteur chrétien indélicat pourrait bien être l'accomplissemnt imaginaire d'un désir bien souvent éprouvé face à un théologien disputeur qui refusait toute vraie controverse. Du moins est-ce ainsi que les Juifs ont pu vivre parfois ce genre d'épisode, sans doute fréquent. Exit donc le questionneur. Reste le questionné, rabbi Eliézer, qui, soudain, devient à son tour le questionneur, prenant en quelque sorte la place laissée vacante de l'interrogateur. Cette fois, le questionneur attend une réponse. Sa question n'est pas une agression. Elle est presque une prière. La réponse attendue par le lecteur, qui vient d'être excité, mis à la torture par l'âpreté du questionnement, a pour but premier la résolution de cette tension. Il ne s'agit pas de l'attente d'une solution à un problème complexe de théologie. Mais véritablement d'un soulagement. Et c'est précisément cette forme que la réponse va épouser. Elle va produire un soulagement. Celui-ci est obtenu grâce à un procédé éprouvé : la description pénible du questionneur malveillant n'est pas récusée car elle a pour elle la force de l'évidence. C'est la proposition centrale du questionneur qui est retournée comme un gant : celui-ci disait : Israël souffre plus que quiconque, donc son élection par Dieu est caduque. La réponse d'Elie profère : Israël souffre plus que quiconque à cause de sa nature intime qui fait de lui le peuple élu : son ultra-sensibilité. Il souffre parce que le coeur est conscient, qu'il est le centre de toute douleur. Les nations du monde ne souffrent pas parce qu'elles ont une situation périphérique, comme les autres organes du corps, elles sont très peu ou pas du tout sensibles, inconscientes. Israël est le coeur de l'humanité, cela veut dire ici qu'il est son point sensible, "névralgique", en un mot sa conscience, mais non pas au sens moral du terme : au sens physiologique. Israël et les nations forment ensemble la figure d'un corps humain, d'un organisme dont toutes les parties sont solidaires. Seul le coeur, centre de l'intelligence et de la sensibilité, dans la vision des anciens, pâtit de toute douleur qui survient, souffre immédiatement de tous les signaux de troubles qui surviennent à la périphérie. Mais lui-même demeure intact, exempt de tous les maux qui affligent ordinairement les autres organes. Alors la contradiction douleureuse disparaît : Israël souffre, mais il est sans défaut. Il souffre sans être malade. Il souffre de la maladie des autres. Il éprouve les douleurs que les autres sont incapables de percevoir. Et parce qu'il éprouve, qu'il est conscient du mal, souffre à cause de lui, il est proche de Dieu, le plus proche. De même que le coeur est le plus proche du roi des organes qui est le cerveau, d'où procède l'intelligence et la conscience, Israël est le plus proche de Dieu, Roi de l'univers, d'où l'esprit et l'âme procèdent. Le texte du Zohar ne développe pas ici la parabole. Le lien entre le machal et le nimchal demeure un seul mot associé, au cerveau par rapport au coeur et à Dieu par rapport à Israël : c'est le mot Roi. C'est de lui que la conscience procède, puis s'établit dans le coeur. Mais cette conscience, qui dans le coeur-Israël rend possible la souffrance, il ne nous est pas dit explicitement ce qu'elle est. Si elle vient de Dieu, c'est, suivant la conception émanatiste du Zohar, qu'elle est aussi Dieu. C'est donc Dieu dans Israël, dans le coeur des nations, qui, en définitive, souffre et pâtit. La souffrance d'Israël est la souffrance de Dieu, le Zohar ailleurs le dira avec force. La conscience d'Israël de la douleur du monde, non pas conscience de survol mais épreuve vécue et douleur ressentie, est la présence même de Dieu ici-bas, ce par quoi il se signale. Israël a été élu pour souffrir, entend-t-on souvent dire de nos jours. Le Zohar dit autre chose : L'éléction d'Israël permet à la souffrance de n'être point oubliée, niée à coup d'abstractions. Elle inscrit au coeur de la concrétude une pensée réfractaire à l'anesthésie des concepts. C'est pourquoi le Zohar soulage son lecteur, et c'est parce qu'il opère ce soulagement qu'il répond à la question. Et non point l'inverse. Israël douloureux, apeuré, affligé, apparaît, à la fin du passage cité, comme la compagne toute belle, sans défaut, du Créateur du monde. Et le Cantique des Cantiques veille à raconter ces noces toujours répétées.

 Je me permettrai de terminer ce bref exposé par la remarque suivante, d'ordre historique. Il est possible que le Zohar ait usé, dans la réponse qu'il nous donne, de motifs et de formulations christiques. De telles formulations apparaîssent ailleurs dans ce livre et dans le passage précité, je me demande si une étude comparée avec le thème chrétien de la souffrance du Christ au coeur de l'humanité, ne révélerait pas des reflets et des échos. Mais ceci nous révèle à son tour le génie de cet ouvrage sans pareil : c'est à l'occasion d'une controverse implacable contre les arguments de la propagande missionnaire anti-juive, controverse que le Zohar déploie dans bien d'autres passages encore et qu'il mène sans concession et sans complaisance aucune, qu'il métamorphose dans une langue et une sensibilité juive profonde, des formules et des motifs transportés et intellectuellement et esthétiquement développés au sein du monde chrétien. Le Zohar ne se livre donc pas au jeu ordinaire des disputes théologiques en vogue en son temps et en son lieu. Aux arguments des adversaires, il oppose autre chose que des arguments. Il retourne et fait jouer contre leur discours leurs conceptions les plus essentielles et les plus enracinées dans leur mentalité religieuse. Mais au fait, le Zohar ne s'adresse pas au public chrétien ! Mais seulement et strictement aux lecteurs Juifs pour lesquels il a été écrit et destiné. Il s'agit pour lui de gagner une bataille sur un autre plan que celui des controverses entre deux jouteurs distincts. Il s'agit pour lui de soulager - et ce mot n'est pas de peu de poids - des Juifs imprégnés de facto par le discours chrétien conquérant et subtil de leur siècle, de disputer avec eux, avec la part de leur être déjà conquise, attirée, presque séduite, hésitante, tendue et douloureuse, en y pénétrant non pas par des raisonnements et de simples exégèses, mais avec la douceur d'une voix juive aux accents chrétiens, afin de métamorphoser in situ, dans l'âme même de ses lecteurs et auditeurs, des formules christiques qui ont fait mouche et sont devenues familières aux Juifs d'Espagne, de les métamorphoser dis-je, en thèmes juifs sans ambiguité. L'éléction d'Israël, déniée ardemment dans sa validité actuelle par les frères prêcheurs à cause des souffrances d'Israël, retrouve pertinence et vitalité dans le Zohar au moins en partie grâce à la pensée christique de la souffrance rédemptrice du pur.

 Israël, parce qu'il est pur, est sensible dans sa chair et son âme, au péché et à la transgression. C'est pourquoi il souffre. C'est en cela qu'il est l'élu de Dieu. Telle est en un mot la réponse du Zohar.



 
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