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Par Charles Mopsik
Dans les lignes qui suivent je voudrais soutenir l'hypothèse suivante :
il existe non pas une histoire de la philosophie juive mais deux. La
première histoire est celle que les ouvrages classiques consacrés à ce
sujet racontent. Les noms les plus cités y sont ceux de Saadia Gaon,
Maïmonide, Gersonide, Crescas pour le Moyen Age. La seconde histoire
n'est jamais traitée dans ces volumes. Elle n'a pas d'existence aux
yeux de leurs auteurs. Pourtant, les productions littéraires, les
spéculations diverses auxquelles elle a donné lieu sont fort
nombreuses. Ces écrits sont classés ordinairement dans la bibliothèque
des œuvres religieuses ou mystiques, ce qui suffit apparemment pour les
exclure du champ clos de l'exercice de la pensée en tant qu'elle assume
pleinement sa liberté de raisonner et son sens critique. Une série de
malentendus, de préjugés, les réflexes routiniers des historiographes
et des chercheurs ont contribué à l'édification d'un tableau des
domaines de l'histoire des idées qui les répartit de façon plutôt
arbitraire entre ce qui est philosophie et ce qui ne l'est pas.
Même en ce qui concerne la première histoire dont nous parlions,
l'appartenance de certaines grandes œuvres à son cadre convenu a été
contestée. Léo Strauss a nié de façon argumentée et convaincante que le
Guide des Egarés de Maïmonide et le Kouzari de Juda Halévy soient des
livres de philosophie1. Néanmoins, ces textes occupent une place
essentielle dans l'histoire de la philosophie juive et même dans
l'histoire de la philosophie tout court. Il ne viendrait à l'idée
d'aucun auteur d'une présentation de la philosophie juive médiévale
d'ignorer ces deux noms. Et le plus souvent, la pensée de Maïmonide
comme celle de Juda Halévy sont des modèles de référence à tel point
que parler de philosophie juive médiéval revient souvent à parler de
l'un et de l'autre. Ce qui nous amène à poser une question quelque peu
dérangeante que nous formulerons de façon volontairement provocante :
la philosophie juive est-elle dans la philosophie juive ? Autrement
dit, l'histoire de la philosophie juive telle qu'elle est racontée
depuis deux siècles environ n'est-elle pas aussi l'histoire d'un
certain type de philosophie et d'une certaine vision partisane de la
philosophie ?
Entre le mot "philosophie" et la chose qui porte ce nom il n'existe pas
d'accord naturel, parfait et incontesté. La perspective dans laquelle
ce mot est collé à un objet dépend pour une large part de l'idée que
l'on se fait du rapport entre Raison et Révélation. Pour un auteur
comme Maïmonide, il existe une harmonie sans faille entre la Révélation
prophétique et la Raison. Son souci principal était de montrer la
réalité de cette harmonie derrière des apparences parfois troublantes.
Pour lui, les philosophes de la Grèce antique n'étaient que des
représentants singuliers d'un type de pensée qui trouva dans le
prophète Moïse son meilleur porte-parole. Le philosophe parfait et le
prophète parfait sont un seul et même homme. Malgré la valeur qu'il
accordait à la philosophie, Maïmonide ne rédigea qu'un seul texte
appartenant proprement à ce domaine : son traité de logique. A ses
yeux, la philosophie était déjà presque entièrement constituée en un
corps de connaissance dont le coeur était l'oeuvre d'Aristote. Et cette
connaissance se trouvait sous forme allusive ou allégorique dans la
Torah de Moïse.
Le Guide des Egarés et le Kouzari peuvent être regardés comme les
premiers maillons de l'histoire du souci philosophique en milieu juif
médiéval. Mais l'histoire de ce souci ne faisait que commencer avec ces
deux ouvrages. Le premier atteste le désir de ressusciter une
connaissance oubliée aux yeux de Maïmonide : celle des secrets de la
Torah, ou si l'on préfère, du Récit de la Création et du Récit du Char
(ma'asseh beréchit et ma'asseh merkavah). Malgré la disparition de ce
savoir essentiel du sein du peuple juif, Maïmonide pensait l'avoir
retrouvé dans la physique et la métaphysique aristotélicienne. Son
souci philosophique consista alors à chercher dans la terminologie
biblique et rabbinique les concepts aristotéliciens les plus importants
et dans les lois révélées les règles les plus aptes à inscrire les
croyances rationnelles et les conceptions vraies dans la mentalité des
individus du peuple d'Israël. Le souci philosophique de Juda Halévy
consistait à réévaluer le caractère universel de la singularité
d'Israël au milieu des nations. Il tentait de montrer l'harmonie du
judaïsme avec la droite raison, face au christianisme, à l'islam, au
paganisme et à la philosophie pure. Mais ces deux tentatives, pour
exemplaires qu'elles fussent, ne sont que deux formes parmi d'autres à
travers lesquelles le souci philosophique juif s'est exprimé au Moyen
Age. En dehors de l'histoire de la philosophie juive, il existe une
histoire du souci philosophique juif qui se distingue de la précédente
et qui ne doit pas être regardée comme étant de rang inférieur. Ces
deux histoires ne sont certes pas des caissons étanches et sans
influence l'un sur l'autre. L'œuvre de Maïmonide ouvrit la voie à des
recherches philosophiques qui connurent un développement considérable,
puisqu'elles constituent l'essentiel de l'histoire de la philosophie
juive médiévale à partir de la fin du XIIe siècle. Mais elle donna
aussi un nouvel élan au souci philosophique juif qui s'exprima de façon
créatrice dans la cabale. Cette dernière a été abusivement appelée
mystique juive, alors que la mystique proprement dite n'en constitue
qu'un aspect mineur. La cabale est née d'abord d'un refus : celui du
pessimisme maïmonidien selon lequel les secrets de la Torah avaient été
perdus et avaient disparu du peuple juif. Aux yeux des cabalistes, ces
secrets avaient survécu au naufrage de l'exil, bien que de manière
fragmentaire et diffusés surtout par tradition orale dans de très
petits cercles familiaux. A partir de ce noyau assez ténu et autour de
lui, une entreprise de reconstitution et de reconstruction a été
entreprise. Le ciment qui devait combler les lacunes fut extrait
principalement de la carrière de la philosophie néoplatonicienne.
L'histoire de la cabale est un rameau important de l'histoire du souci
philosophique juif. Ce fut sans doute sa branche la plus prospère et la
plus vivace. Il est tout à fait légitime et correct de séparer comme
champ d'étude l'histoire de la philosophie juive et l'histoire de la
cabale. Mais cette distinction n'a de sens que si elle s'appuie sur une
autre distinction, plus fondamentale encore, entre une histoire de la
philosophie et une histoire du souci philosophique au sein du judaïsme.
Essayons de préciser ce que nous entendons par souci
philosophique. En quoi se distingue-t-il de la recherche philosophique
en tant que telle ? Et surtout, dans quelle mesure est-il possible
d'admettre que ce souci s'est incarné dans une histoire ?
Nous avons rappelé que Léo Strauss avait démontré de façon très
convaincante la non-appartenance du Guide des Egarés à la littérature
philosophique ou théologique. Nous ne reprendrons pas ses arguments
qu'il a parfaitement exposés dans ses travaux. Cette œuvre médiévale
est une expression éminente du souci philosophique et il est le point
de départ de l'histoire de ce souci en ce qui concerne la cabale. Bien
que les cabalistes aient rejeté les opinions de Maïmonide quant au
dépérissement irrémédiable de la connaissance des secrets de la Torah,
et qu'ils aient dans la foulée rejeté sa tentative de redécouverte de
ces secrets par le biais de la physique et de la métaphysique
d'Aristote, ils avaient un souci semblable au sien : mettre au jour
l'intelligibilité de la tradition religieuse juive, Torah écrite et
Torah orale, halakhah et aggadah. Ce qui implique de résoudre ses
contradictions, de critiquer ses interprétations naïves, de poser une
distance herméneutique entre le texte révélé comme narration close et
ce qui s'y révèle comme savoir ouvert à l'infini et comme méthode
d'accès à la vérité. Bien que très éloignées l'une de l'autre, la
démarche de Maïmonide et celle des cabalistes sont dès leur premier pas
une critique de l'approche littéraliste de la Révélation, une rébellion
contre la croyance en un épuisement du sens au sein des mots qui
l'expriment. Il n'est pas un seul écrit de la cabale, y compris même
ceux qui sont jugés comme les plus mythiques d'entre eux, le Bahir et
le Zohar, où n'est présent un souci philosophique et des références
philosophiques, termes et concepts. Ces derniers sont souvent immergés
dans un discours qui les rend difficilement reconnaissables. Mais ce
fait patent, qui ne peut; je crois être nié, de la présence constante
d'un souci philosophique dans les œuvres des cabalistes provençaux et
espagnols, suffit à les situer dans une histoire de la pensée qui, à
côté de l'histoire de la philosophie, admet une histoire du souci
philosophique, qui eut sa propre fécondité et qui, surtout, devrait
représenter un intérêt considérable aux yeux même des philosophes.
Ceux-ci pourraient trouver dans cette histoire parallèle des
trouvailles et des solutions originales inédites pour eux. Certes, les
productions littéraires de cette histoire n'ont pas la pureté des
productions de la philosophie. Mais l'obsession de pureté philosophique
est pour le moins quelque chose d'inquiétant. A certains égards, les
productions intellectuelles des cabalistes sont d'un intérêt
philosophique à la fois plus universel et plus actuel que les radotages
aristotélisants dont les livres de philosophie juive sont saturés. Bien
que l'histoire du souci philosophique juif soit une histoire bâtarde,
que ses raisonnements soient souvent boiteux d'un point de vue de
philosophie pure, j'aimerais soutenir qu'elle est plus riche
d'expériences de pensée que l'histoire de la philosophie juive. En tant
que réservoir d'expériences spéculatives parfois audacieuses et
déroutantes, la recherche philosophique se devrait d'en tirer matière
et enseignement pour ses propres investigations. La responsabilité de
l'instauration d'un cloisonnement stérilisant entre philosophie et
souci philosophique procède en grande partie des classements
autoritaires que les grands historiens contemporains de la pensée juive
ont établis et qui se sont imposés à cause de l'admiration fascinée que
ces grands historiens ont suscitée et à cause de leur place au sein de
la société. Le cas exemplaire et décisif est évidemment celui de
Gershom Scholem, qui a exercé une influence très profonde sur les
études de la cabale et sur les études juives en général. En classant la
cabale dans le domaine de ce qu'il a dénommé le mysticisme juif, il a
creusé un fossé entre elle et la philosophie. Si l'on acceptait
aujourd'hui d'accorder l'attention qu'il mérite au souci philosophique
omniprésent dans les écrits des cabalistes sans pour autant donner à la
cabale une place dans l'histoire de la philosophie, celle-ci
apparaîtrait sous un jour différent. Le souci philosophique n'a pas
moins de dignité que la recherche philosophique, même s'il n'implique
pas comme elle une appartenance étroite à une tradition de pensée
d'origine grecque et la soumission à toutes ses exigences.
L'existence en milieu juif d'au moins deux types distincts de
relation à la philosophie est un fait. Il faut savoir en tenir compte
pour constituer une histoire de la pensée juive qui ne considère pas le
souci philosophique comme une attitude occasionnelle et dépourvue de
signification historique. La spécificité de la cabale est bien mise en
évidence si on la compare avec la littérature des piétistes achkénazes
des XIIe et XIIIe siècle. Ce courant de pensée qui produisit des écrits
abondants et variés est quasiment dépourvu de tout souci
philosophique2. Alors que les cabalistes ne sont jamais indifférents
aux questions philosophiques, les piétistes achkénazes, pourtant
marqués par l'œuvre philosophique de Saadia Gaon, ne s'intéressent
nullement au discours philosophique. La cabale espagnole, face à la
mystique judéo-rhénane, est une tentative de restituer les secrets de
la Torah en les expliquant au moyen de plusieurs concepts importants
empruntés à la philosophie, et surtout au néoplatonisme. Le souci
philosophique qui l'habite à chaque étape de ses démarches et s'y
manifeste avec plus ou moins de netteté n'est pas un phénomène
occasionnel puisque tout au long de son histoire, y compris après
l'Expulsion de 1492, la cabale a entretenu un rapport vivant avec la
philosophie, bien que, à quelques exceptions près, rares ont été les
cabalistes qui ont désiré inscrire leurs investigations dans le domaine
de la philosophie.
Où donc un souci philosophique est-il reconnaissable dans la
cabale espagnole ? L'exemple principal est fourni par le système des
sefirot en tant qu'émanations issues d'une source primordiale appelée
Néant ou Infini. Le Dieu des cabalistes est un monde structuré
comprenant dix entités spirituelles qui se manifestent en procédant de
leur Origine cachée. La Révélation est un processus ontologique continu
et non un événement singulier. Alors que la pensée religieuse ordinaire
est toujours la théologie d'un événement à partir duquel surgit le
divin, la pensée de la cabale a minimisé autant qu'elle l'a pu la
valeur des Révélations événementielles. L'histoire (l'histoire sainte
si l'on veut) a cessé d'être au centre des préoccupations religieuses
des cabalistes. Le texte biblique a cessé d'être pour eux le simple
récit des événements religieux de l'histoire humaine et il est devenu
le réservoir infini des secrets du monde divin, secrets qui révèlent
essentiellement la structure intime de la réalité. Une sorte
d'ontologie fondamentale a pris la relève d'une théologie de
l'histoire. La relation entre l'origine primordiale et le moment
présent - à travers les multiples degrés d'être qui les séparent l'un
de l'autre - est devenue l'objet de recherche principal des cabalistes.
Cette quête a été rendue possible, en grande partie, grâce à la
conceptualité et à la terminologie de la philosophie néoplatonicienne
que les cabalistes ont empruntées. Celle-ci a fourni des concepts de
base que les cabalistes ont réutilisés, sans trop d'égards il est vrai
pour leurs sources grecques. Malgré leur usage très libre des
conceptions philosophiques, ces dernières ont été constamment appelées
à jouer un rôle important dans leurs constructions doctrinales. Les
cabalistes ne se sentaient aucunement tributaires de la métaphysique
néoplatonicienne et la plupart d'entre eux ont utilisé des éléments de
son vocabulaire en croyant faire usage d'une nomenclature appartenant à
la tradition des "secrets de la Torah". Face à cette situation, il
serait erroné, à notre sens, de parler d'une appropriation pure et
simple d'une culture étrangère. Le phénomène historique de la
pénétration du néoplatonisme tardif au sein du cabalisme espagnol
médiéval n'est pas encore bien connu, bien qu'il soit évident. Il se
pourrait que la rencontre entre le néoplatonisme et l'ésotérisme juif
soit antérieur au Moyen Age et que cette rencontre ait donné ses
premiers fruits littéraires connus vers la fin du XIIe siècle. Après
tout, on ne sait pas grand chose des relations des Juifs de la fin de
l'Antiquité avec la philosophie. L'œuvre d'un Philon d'Alexandrie
atteste pourtant l'existence d'une relation intime entre certains
courants du judaïsme et le platonisme. Et Philon n'est peut être pas
une exception.
En dépit des grandes difficultés historiques pour expliquer le rapport
entre cabale et néoplatonisme tardif - le néoplatonisme d'après Plotin
- il me semble que l'on puisse à bon droit estimer que s'est développée
au Moyen Age une sorte de symbiose entre l'un et l'autre. Cette
symbiose s'est exprimée sous la forme de la cabale. Nous avons eu
l'occasion de montrer dans un de nos ouvrages l'impact de la pensée de
Jamblique et de Proclus sur les élaborations intellectuelles des
cabalistes à propos de l'efficacité des rites religieux3. Il
conviendrait sans doute d'étendre les investigations historiques à
d'autres sujets d'étude importants. Mais d'ores et déjà la part de la
philosophie néoplatonicienne tardive dans les développements des
cabalistes espagnols nous a paru plus déterminante qu'il n'aurait
semblé à première vue. Cette part est si bien imbriquée dans les
exégèses et les exposés doctrinaux des cabalistes qu'elle peut passer
totalement inaperçue. En la mettant en évidence, c'est aussi l'évidence
de la fusion de conceptions néoplatoniciennes dans les spéculations de
la cabale qui se manifeste. Grâce à cette fusion entre la tradition
rabbinique et la philosophie néoplatonicienne la cabale est devenue le
champ privilégié où s'est exprimé un souci philosophique en milieu juif
à partir du XIIIe siècle. Quand de grandes figures de la Renaissance
comme Jean Pic de la Mirandole découvrirent cet amalgame de platonisme
et de judaïsme, ils crurent sincèrement avoir découvert la source
commune de la philosophie et de la religion révélée. L'effervescence
intellectuelle qui s'ensuivit fut une étape importante de la pensée et
de la culture occidentales. Des mondes que l'on croyait foncièrement
étrangers l'un à l'autre apparurent sous une lumière nouvelle.
L'humanité gagna un degré d'unité supplémentaire. Malgré les
conclusions historiques erronées des renaissants qui emboitèrent le pas
à Pic de la Mirandole, une sorte de tabou avait été levé et une
frontière avait été déplacée. Les deux sources du christianisme, la
philosophie grecque et la Révélation biblique semblaient désormais
procéder d'une origine commune que la cabale transmettait sous sa forme
primitive. C'est parce que Pic et d'autres cabalistes chrétiens après
lui perçurent le souci philosophique qui habite les écrits de la cabale
qu'ils virent en celle-ci le réservoir des concepts primordiaux de la
philosophie qui n'était plus seulement l'unique oeuvre des
intelligences humaines mais le fruit de l'inspiration divine.
La distinction entre une histoire de la philosophie juive et une
histoire du souci philosophique dans le judaïsme pourrait s'avérer un
outil épistémologique précieux ; elle permettrait d'un part de sortir
l'histoire de la cabale de la seule histoire de la religion juive ; et
elle permettrait d'autre part son insertion dans l'espace plus large de
l'histoire de la pensée en tant qu'elle est un effort de recherche de
la vérité. En contribuant à extraire du cercle étroit de l'histoire
culturelle du judaïsme un courant qui s'est voulu son noyau caché, la
distinction évoquée jetterait un pont entre des disciplines et des
champs d'étude qui s'ignorent souverainement. Les formulations
spéculatives des cabalistes cesseraient de susciter le mépris des
philosophes de métier, qui ne peuvent accepter et avec raison de
reconnaître la cabale comme une composante de l'histoire de la
philosophie.
Une simple anecdote significative mérite à ce sujet d'être évoquée. Au
sein de l'Université Hébraïque de Jérusalem, qui est une institution
laïque, la cabale est étudiée dans le département de pensée juive, et
elle n'a pas sa place dans le département où la philosophie - y compris
la philosophie juive - est enseignée. Au sein de l'Université Bar Ilan,
qui est une institution religieuse, la cabale est enseignée dans le
département de philosophie, car elle paraît suspecte aux yeux de
l'orthodoxie religieuse juive qui préfère la reléguer dans ses marges.
Pas assez philosophique pour les uns et trop philosophique pour les
autres, la cabale semble avoir du mal à trouver la place qui lui
convienne. Cette double marginalisation, qui la situe de fait entre
l'histoire de la religion et l'histoire de la philosophie et à
l'extérieur de l'une et de l'autre - bien qu'elle soit située dans la
perspective religieuse au sein de la philosophie et dans la perspective
laïque au sein de la religion - lui concède paradoxalement une place
centrale et intermédiaire. D'un point de vue philosophique, le seul qui
nous intéresse ici, l'indétermination disciplinaire de la cabale
devrait attirer sur elle une attention spéciale. N'était-elle pas le
révélateur d'une problématique impensée ? N'appelle-t-elle pas la
reconnaissance et la construction d'une histoire à part entière du
souci philosophique ? Et celle-ci pourrait-elle prendre la forme d'une
histoire interdisciplinaire du judaïsme où s'entrecroiseraient des
disciplines qui d'ordinaire tendent sans cesse à s'exclure mutuellement
?
La réponse à ces questions n'est sans doute pas uniquement théorique.
L'ouverture d'esprit des hommes et des femmes qui se consacrent à
l'étude des différents aspects du judaïsme et leur courage intellectuel
pour franchir les frontières des zones de leurs compétences respectives
sont des facteurs plus contraignants que les nécessités
épistémologiques et les impératifs méthodologiques. La timidité
actuelle de la plupart des philosophes de métier face aux expériences
de pensée extérieures à l'histoire de la philosophie proprement dite,
expériences concernées par une Révélation, transforme les quelques
rares philosophes qui s'y risquent en héros solitaires. Les
spécialistes de l'histoire des religions devraient saluer leurs
recherches courageuses plus qu'ils ne le font4.
Le souci philosophique est aussi un souci envers la philosophie, une
interrogation critique concernant sa capacité à dire la vérité sur les
questions fondamentales. Une histoire du souci philosophique ne peut
donc être aussi d'une certaine façon qu'une histoire de la critique de
la philosophie, au nom de quelque chose qui la dépasserait. La patience
de la philosophie face à cette critique est pour elle une épreuve que
tous ses représentants ne sont pas prêts à lui faire subir. Pourtant,
en cette épreuve, se joue probablement une partie du destin de la
philosophie.
NOTES
1. La persécution et l'art d'écrire, trad. française Presses Pocket, Paris, 1989, p. 79-82 et p. 148.
2. Sur ce point voir par exemple Moché Idel, Le Golem, Le Cerf, 1992, p. 356.
3. Voir Les grands textes de la cabale : les rites qui font Dieu,
pratiques religieuses et efficacité théurgique dans la cabale, des
origines au milieu du XVIIIe siècle, Verdier, Lagrasse, 1993.
4. Deux exemples significatifs à cet égard méritent d'être relevés : le
travail de Christian Jambet sur la pensée islamique et celui de Guy
Lardreau sur la pensée chrétienne. Citons de ce dernier Discours
philosophique et discours spirituel, Le Seuil, Paris, 1985. Leurs
travaux doivent beaucoup à l'impulsion donnée par l'oeuvre et
l'enseignement d'Henry Corbin.
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